2.4.4. Les traits dans l’amorçage phonologique ou phonétique

La sensibilité des auditeurs à la similarité calculée à partir des traits a aussi été étudiée plus directement, à travers la manipulation de la ressemblance infra-phonémique entre une amorce et un mot cible.

La ressemblance entre un stimulus et un mot est classiquement évaluée en quantifiant les phonèmes qu’ils partagent et ceux qui les différencient. Ainsi, la mesure standard de la densité du voisinage d’un mot est la quantité de mots qui ressemblent à celui-ci, à un phonème près, que ce soit par substitution, ajout ou suppression (Bailey & Hahn, 2001). Malheureusement, cela ne permet pas de prendre en compte la similarité entre les phonèmes : le remplacement de /p/ par /b/ n’est pas considéré comme différent de son remplacement par /z/, bien que le nombre de traits modifiés passe de un à trois. Le modèle d’activation du voisinage (Neighborhood Activation Model) de Luce (1986) est en cela une exception, puisqu’il évalue la similarité de deux stimuli à partir des confusions possibles entre leurs phonèmes. Bailey et Hahn (2001) ont également pris en compte ces ressemblances entre phonèmes, afin de proposer « une mesure plus réaliste des différences phonologiques » (p. 573). Ils se sont pour cela basés sur les critères proposés par Frisch (1996), prenant en compte le nombre de classes naturelles auxquelles l’un des stimuli appartient alors que l’autre ne lui appartient pas (une classe naturelle est un groupe de sons partageant un trait phonologique). Les auteurs ont ensuite proposé des expériences dans lesquelles il fallait évaluer à quel point des pseudo-mots étaient typiques de la langue (wordlikeness). D’après les résultats de leurs expériences, à partir de la présentation écrite ou auditive des pseudo-mots, le système cognitif perçoit cette typicalité en partie sur la base de la similarité du pseudo-mot avec un mot du lexique, calculée de cette manière. Les autres méthodes de calcul du voisinage lexical d’un pseudo-mot, qui ignorent la similarité entre phonèmes, s’avèrent moins performantes.

Notons que ces travaux évaluant la pertinence cognitive d’une mesure infra-phonémique de la similarité sont cohérents avec les modèles qui décrivent les représentations lexicales comme des séquences de segments eux-mêmes décrits à partir d’un inventaire de traits distinctifs, comme le propose notamment Stevens (2002). Selon lui, le but du traitement acoustique du signal de parole est de retrouver les traits que le locuteur avait l’intention de produire, afin que ces traits soient mis en correspondance avec le lexique, lui-même décrit à partir de traits et de segments (p. 1872). Une telle conception de l’accès lexical ne fait pas l’unanimité (Klatt, 1979), étant donné la grande variabilité des formes acoustiques d’un trait ou d’un mot, et la faiblesse de la correspondance entre les paramètres acoustiques et les traits distinctifs. Pour Stevens, cette faiblesse n’est qu’apparente, car il est possible de décrire des règles (aujourd’hui seulement découvertes partiellement) expliquant cette variabilité, et définissant la sélection des indices acoustiques nécessaires à l’identification de traits.

Prenant en compte une telle mesure de la ressemblance basée sur les traits, certains auteurs opposent une condition d’amorçage phonologique, où l’amorce et la cible partagent au minimum un phonème, et une condition d’amorçage phonétique où elles ne partagent aucun phonème mais ont plusieurs traits en commun. Des effets d’amorçage se produisent dans les deux cas, et le simple partage de traits par des stimuli verbaux traités successivement suffit donc à affecter les performances. De plus, les amorçages dits phonologique et phonétique se traduisent par des effets opposés. Les mécanismes qui en sont responsables pourraient donc ne pas être strictement les mêmes. Ainsi, la perception auditive d’un mot-cible est améliorée par la présentation préalable d’une amorce partageant avec elle au minimum un phonème (amorçage phonologique, Slowiaczek, Nusbaum & Pisoni, 1987). Par contre, des effets inhibiteurs sont observés lorsque l’amorce et la cible partagent de nombreux traits phonologiques, mais aucun phonème (amorçage phonétique, Goldinger, Luce & Pisoni, 1989 ; Goldinger, Luce, Pisoni & Marcario, 1992 ; Luce, Goldinger, Auer & Vitevitch, 2000). Pour expliquer de tels effets inhibiteurs, les auteurs proposent que des représentations de traits phonologiques, de phonèmes et de mots sont disposées à des niveaux distincts. Le principe est très voisin de celui des modèles d’activation interactive pour la lecture (McClelland & Rumelhart, 1981). Des activations, produisant des effets facilitateurs, sont supposées se produire entre les niveaux. Des connexions latérales agiraient cependant de manière inhibitrice entre les unités d’un même niveau. Dans les situations d’amorçage, les inhibitions latérales entre les phonèmes permettraient de supprimer les compétiteurs des phonèmes identifiés dans l’amorce. Les compétiteurs sont les phonèmes qui n’étaient pas dans l’amorce, mais qui ressemblent à ceux de l’amorce parce qu’ils ont certains de leurs traits. De telles relations d’inhibition latérale pourraient très bien rendre compte du fait que des couples amorce-cible partageant beaucoup de traits (mais pas de phonèmes) suscitent de mauvaises performances sur la cible, phénomène observé dans les expériences de Goldinger et ses collègues (1989, 1992).