2.6. Rôle des traits phonologiques en lecture

2.6.1. Variété des unités phonologiques évoquées pour la lecture

Plusieurs unités phonologiques ont été envisagées pour l’étude du traitement de l’écrit.

Ainsi, des travaux montrent que les lecteurs activent l’information syllabique dans le processus de reconnaissance de mots écrits en anglais ou en français (Ashby, 2010 ; Ashby & Martin, 2008 ; Carreiras, Ferrand, Grainger & Perea, 2005 ; Chetail & Mathey, 2009 ; Colé, Magnan & Grainger, 1999 ; Colé & Sprenger-Charolles, 1999 ; Ferrand & New, 2003 ; Ferrand, Segui & Grainger, 1996 ; Spoehr, 1978 ; Spoehr & Smith, 1975). Un effet négatif de la forte fréquence de la première syllabe du mot sur les performances en décision lexicale a été décrit en français et dans d’autres langues (en espagnol, Alvarez, Carreiras & Taft, 2001 ; Conrad, Carreiras, Tamm & Jacobs, 2009 ; en allemand, Conrad & Jacobs, 2004 ; Hutzler, Conrad & Jacobs, 2005 ; en français, Mathey & Zagar, 2002). Signalons tout de même que les résultats de certaines recherches permettent de douter du caractère systématique de l’amorçage syllabique en lecture (Brand, Rey, & Peereman, 2003), ou du découpage syllabiques dans les épreuves de conjonctions illusoires (Doignon & Zagar, 2005). Dans une version modifiée du modèle de l’Activation Interactive de McClelland et Rumelhart (1981), Mathey, Zagar, Doignon et Seigneuric (2006) ont proposé de rendre compte des effets syllabiques en lecture en incluant dans le modèle un niveau phonologique basé sur les syllabes, entre les unités lettres et les unités lexicales. Les effets syllabiques en lecture pourraient dépendre de la langue maternelle du lecteur (Bedoin & Dissard, 2002 ; Cutler, Mehler, Norris & Segui, 1986 ; Cutler, Mehler, Norris & Segui, 1992) ou encore des rapports de sonorité entre les phonèmes situés aux frontières de syllabes : ils seraient en cela dépendants de caractéristiques infra-phonémiques (Fabre & Bedoin, 2003).

Les attaques et les rimes ont aussi été envisagées comme des unités phonologiques extraites lors des premières étapes du traitement du mot écrit (Bowey, 1990 ; Fowler, 1987 ; Fowler, Treiman & Gross, 1993 ; Hillinger, 1980 ; Seymour & Duncan, 1997 ; Treiman, Goswami & Bruck, 1990). L’effet de rime varierait lui aussi selon la transparence des règles graphème-phonèmes de la langue (Geudens & Sandra, 1999) et selon les caractéristiques infra-phonémiques (sonorité) des segments impliqués (Gross, Treiman & Inman, 2000).

Le phonème pourrait aussi être une unité phonologique fondamentale en lecture (Rey, Jacobs, Schmidt-Weigand & Ziegler, 1998), avec ici encore des variations selon les langues (Sprenger-Charolles, 2003) ; l’importance de la notion de règles de correspondance graphème-phonème dans les modèles de lecture témoigne de la place centrale de cette unité dans les recherches sur la phonologie en lecture. Selon certaines propositions théoriques, comme le modèle bimodal de l’activation interactive de Ferrand et Grainger (1992) (adapté du modèle de McClelland & Rumelhart, 1981), les unités orthographiques infra-lexicales, activées par le stimulus écrit, activeraient à leur tour les unités mots et des unités phonologiques infra-lexicales, décrites comme des syllabes ou des phonèmes (Ferrand, 1995) eux-mêmes connectés aux unités-mots.

Dans le cadre de cette thèse, nous nous intéressons pour notre part à l’intervention en lecture d’unités encore plus petites, les traits phonologiques. Il existe encore peu de travaux à ce sujet. Un premier ensemble d’expériences a été réalisé en français à la fin des années 90’, par Nathalie Bedoin, et nous avons pris part à ces recherches dès 2002-2003 avec des expériences que nous résumerons ici (partie 2.6.2.), mais qui sont antérieures aux travaux réalisés pour cette thèse. Dès lors, il est apparu que le rôle des traits phonologiques en lecture était nuancé par la catégorie des traits impliqués. En langue anglaise, Lukatela et ses collègues ont publié quant à eux deux articles, en 2001 et 2004, confirmant l’intervention d’un niveau de traitement infra-phonémique en lecture. En néerlandais, Ernestus et Mak (2004) ont précisé que les auditeurs et les lecteurs s’appuient sur les traits phonologiques qui présentent une forte stabilité, ce qui conforte la pertinence de la répartition des traits en catégories de mode, de lieu et de voisement. Enfin, tout récemment, Ashby, Sanders et Kingston (2009) ont étudié l’activation de l’information sur le voisement dans une tâche de lecture avec la technique des potentiels évoqués. Nous résumerons ces travaux, avant de présenter notre proposition d’un modèle de lecture impliquant deux mécanismes de traitement infra-phonémique (partie 3.1.). Nous expliquerons ensuite comment ce modèle a été mis à l’épreuve dans des expériences auxquelles nous avons participé avant cette thèse (partie 3.2.).Une synthèse des travaux permettant de traiter du statut cognitif des catégories de traits et de leur hiérarchie (partie 4), complétée par une synthèse sur les troubles phonologiques des enfants dyslexiques viendront clore notre partie théorique et introduiront le travail expérimental de cette thèse.