2.6.2. Activation des traits phonologiques en lecture : arguments expérimentaux

2.6.2.1. Expériences en français

Le codage phonologique prenant part au processus de reconnaissance de mot écrit n’est peut-être pas exhaustif, mais cela ne signifie pas qu’il soit nécessairement approximatif, superficiel et imprécis. Cette idée a fait naître l’hypothèse d’un code phonologique qui, tel qu’il est activé en lecture, serait suffisamment fin pour être décrit en terme de traits phonologiques. Cette hypothèse a tout d’abord été testée chez des lecteurs du français, à propos du voisement.

Une série de 3 expériences d’amorçage a été conduite chez des lecteurs experts adultes (Bedoin, 1998a). Elles consistaient à présenter un point de fixation central, puis une amorce écrite en lettres minuscules, suivie d’un masque visuel, finalement remplacé par une cible écrite en majuscules. L’amorce et la cible, tous deux monosyllabiques, rimaient et leur rime s’orthographiait de la même façon. Amorce et cible ne différaient que par l’attaque, qui était toujours une consonne unique. L’amorce et la cible différaient donc par une lettre, du point de vue orthographique, et par un phonème du point de vue phonologique. Deux listes présentées à des participants différents permettaient de proposer la même cible associée à deux amorces différentes. Chaque participant traitait ainsi les deux conditions expérimentales, mais sur des couples différents et complémentaires entre les listes, pour éviter qu’un même participant traite deux fois le même mot. Dans la condition avec ressemblance de voisement, les consonnes initiales de l’amorce et de la cible présentaient seulement une différence phonologique dite « de base », qui pouvait porter sur le lieu d’articulation (1/3 des couples), le mode d’articulation (1/3) ou le lieu et le mode d’articulation (1/3). Dans la condition avec différence de voisement, amorce et cible présentaient en plus une différence de voisement. Par exemple, le couple cage – PAGE (qui diffère à la base par le lieu d’articulation) illustre la condition avec ressemblance de voisement ; il est opposé au couple gage – PAGE dans lequel une différence de voisement s’ajoute. Les mots cibles commençaient par une consonne sonore ou sourde, occlusive ou fricative, dont le lieu était labial, dental ou vélo-palatal. La densité du voisinage orthographique était équilibrée entre les deux conditions. De plus, dans la condition avec ressemblance de voisement comme dans la condition avec différence de voisement, 50% des couples contenaient un mot amorce dont la fréquence lexicale orthographique était plus élevée que celle de la cible et il y avait un rapport de fréquence lexicale inverse pour l’autre moitié des couples ; la même contrainte était respectée dans la condition avec différence de voisement. Les couples de stimuli expérimentaux étaient mêlés à des couples distracteurs et ne constituaient que 10% de la liste. Les amorces et cibles des couples distracteurs ne présentaient aucun lien particulier. Cinquante pourcent des couples de la liste contenaient un mot cible, les autres couples contenaient un pseudo-mot cible. Le lecteur était informé de la présence de l’amorce, mais devait seulement effectuer silencieusement une décision lexicale sur la cible. Le SOA (Stimuli Onset Asynchrony) variait entre les expériences. L’Expérience 1 (N = 48) proposait un SOA de 100 ms (amorce = 50 ms, masque = 50 ms), l’Expérience 2 (N = 24) un SOA de 66 ms (amorce = 33 ms, masque = 33 ms), l’Expérience 3 (N = 24) un SOA de 33 ms (amorce = 33 ms, pas de masque).

L’analyse des données a montré un retard significatif des réponses pour les couples présentant une ressemblance de voisement par rapport aux couples présentant une différence de voisement (voir Table 1), dans l’Expérience 1, F 1 (1,46) = 13.17, p = .0007 ; F 2 (1,10) = 5.99, p = .028, dans l’Expérience 2, F 1 (1,22) = 7.505, p = .012 ; F 2 (1,10) = 5.98, p = .028, et dans l’Expérience 3, F 1 (1,22) = 13.72, p = .0012 ; F 2 (1,10) = 2.50, p = .14. Ces effets ne sont pas modulés par le rapport de fréquence lexicale entre l’amorce et la cible, ce qui ne va pas dans le sens d’un effet de niveau lexical. Les pourcentages d’erreurs sont également plus élevés dans la condition avec partage du voisement, et ceci même dans la seule condition où l’effet de ressemblance de voisement n’a pas d’effet sur les latences (Expérience 2, condition avec différence de base sur le lieu).

Table 1 : Temps de réponse moyen (ms), erreur standard (entre parenthèses), et pourcentage d’erreurs (en italique) en fonction de la condition de différence ou de partage du voisement par les consonnes initiales de l’amorce et de la cible, selon la différence de base entre ces initiales, dans les Expériences 1, 2 et 3 (Bedoin, 1998a).
Difference phonologique de base Différence de voisement Partage du voisement


Lieu d’articulation
Mode d’articulation
Lieu et mode d’articulation

Expérience 1 (100 ms-SOA)
582.56 (12.51) 2.08
587.65 (12.07) 3.13
605.99 (13.19) 3.13
626.76 (16.51) 4.17
629.63 (16.59) 6.25
659.34 (20.87) 5.21


Lieu d’articulation
Mode d’articulation
Lieu et mode d’articulation

Expérience 2 (66 ms-SOA)
633.77 (28.31) 4.17
609.77 (32.33) 2.08
620.52 (25.26) 2.08
631.85 (31.35) 6.25
655.83 (33.87) 6.25
726.94 (41.59) 4.17


Lieu d’articulation
Mode d’articulation
Lieu et mode d’articulation

Expérience 3 (33 ms-SOA)
566.15 (19.75) 2.08
582.98 (25.32) 4.17
571.46 (19.15) 2.08
596.58 (23.08) 4.17
609.02 (25.64) 2.08
639.50 (25.53) 12.5

L’effet négatif du partage de trait de voisement entre l’amorce et la cible a été ensuite confirmé avec deux expériences présentant des pseudo-mots en amorce, ce qui procure un argument supplémentaire pour la nature pré-lexicale du code phonologique impliqué. Cet effet a été répliqué avec un pseudo-mot amorce associé à un SOA de 33 ms dans l’Expérience 4, F 1 (1,26) = 5.09, p = .03; F 2 (1,13) = 3.92, p = .06. Il a aussi été rapporté à l’issue de l’Expérience 5 (N =36), avec un SOA de 66 ms (Bedoin, 1998a). Le principe de cette dernière expérience était très proche de celui de l’Expérience 4, mais il n’y avait que deux types de différence phonétique de base (différence de lieu ou différence de mode d’articulation). De plus, cette fois, une condition contrôle était proposée. Il était délicat de choisir une telle condition, et elle était ici remplie par une amorce qui ne partageait aucune lettre et aucun phonème avec la cible. Les données moyennes sont présentées dans la Table 2, qui révèle des temps intermédiaires pour la condition contrôle, des réponses plus rapides pour la condition avec différence de voisement et des réponses plus lentes pour la condition avec partage du voisement. Le retard en condition de partage de voisement par rapport à la condition de différence de voisement est significatif, comme dans les expériences présentant un mot en amorce, F 1 (1,66) = 7.40, p = .008; F 2 (2,34) = 1.81, p = .19.

Table 2 : Temps de réponse moyen (ms), erreur standard (entre parenthèses) et pourcentages d’erreurs (en italique) dans l’Expérience 5.
Condition contrôle Différence de voisement Partage du voisement

586.30 (19.02) 2.32

561.51 (11.57) 4.17

611.77 (11.75) 4.63

Enfin, cette première série d’expériences est complétée par une épreuve de décision lexicale (Expérience 6, N = 36) manipulant la ressemblance phonologique entre les consonnes initiales des deux syllabes de l’amorce et des deux syllabes de la cible (e.g., zévut-DÉBUT vs. séfut-DÉBUT). L’amorce était toujours un pseudo-mot et un SOA de 33 ms était proposé. Amorce et cible présentaient une différence de base sur le lieu ou sur le mode d’articulation. Cette fois, des couples de stimuli expérimentaux où la cible était un pseudo-mot s’ajoutaient aux couples dont la cible était un mot, ce qui permettait de tester l’effet sur des réponses non seulement positives mais aussi négatives en décision lexicale. Ici encore, un ralentissement des réponses a été observé en cas de ressemblance de voisement, et ceci quel que soit l’autre trait phonétique différant à la base entre l’amorce et la cible (lieu, mode ou les deux), F 1 (1,34) = 8.03, p = .007 ; F 2 (1,22) = 8.27, p = .009 (Bedoin, 1998b). L’effet de partage de trait de voisement en lecture se produit donc même si les deux stimuli se ressemblent peu dans l’ensemble.

Table 3 : Temps de réponse moyens (ms), erreur standard (entre parenthèses) et pourcentages d’erreurs (en italique) en fonction de la lexicalité de la cible (mot ou pseudo-mot) et de la condition de ressemblance de voisement dans l’Expérience 6.
Mot cible Pseudo-mot cible
Différence de voisement Partage du voisement Différence de voisement Partage du voisement

622.19 (13.57) 8.80

656.67 (13.96) 6.48

662.39 (15.95) 4.17

680.06 (21.31) 2.78

En montrant un effet plutôt régulier du partage du trait de voisement entre deux stimuli verbaux lus successivement de manière rapide, ce premier ensemble de six expériences suggère l’implication de connaissances sur des traits phonologiques dans les étapes précoces du processus de reconnaissance de mot écrit en français.

Pour compléter, des expériences du même type ont ensuite été conduites en manipulant la ressemblance infra-phonémique pour d’autres catégories de traits phonologiques. Des effets d’amorçage basés sur la ressemblance de lieu ou de mode entre des stimuli écrits ont ainsi été observés (Chavand, 1998 ; Chavand & Bedoin, 1998). Ils sont apparus comme globalement moins stables : alors que les effets de partage du voisement ne sont pas modulés par le temps de traitement ni par la différence phonétique de base (différence de lieu et/ou mode), les effets de partage du lieu et du mode varient selon le SOA et le contexte phonologique. Les résultats de ces expériences sont présentés de manière détaillée dans un chapitre d’ouvrage (Bedoin & Krifi, 2009). Les expériences décrites sous les noms 1a, 1b et 1c proposaient des couples pseudo-mot amorce - cible présentés avec un SOA de 33 ms, 66 ms et 100 ms, respectivement. Amorce et cibles rimaient et ne diffèraient que par leur consonne initiale. Ces consonnes présentaient une ressemblance de base parce qu’elles partageaient toujours le voisement. Les Expériences décrites sous les noms 2a, 2b et 2c proposaient aussi des pseudo-mots amorces avec les trois SOA, mais cette fois amorce et cible présentaient toujours une différence de base quant au voisement.

Les Expériences 1a, 1b et 1c (N = 81, chaque groupe de 27 participants ne réalisant qu’une version de l’épreuve) proposaient ainsi les trois conditions expérimentales suivantes :

  • Condition VM : amorce et cible partagent le voisement et le mode ; elles different par le Lieu (e.g., BAME-dame; /bam/-/dam/) ;
  • Condition VL: amorce et cible partagent le voisement et le lieu ; elles diffèrent par le Mode (e.g., ZAME–dame; /zam/-/dam/) ;
  • Condition V: amorce et cible partagent le voisement ; elles diffèrent par le Lieu et le Mode (e.g., VAME–dame; /vam/-/dam/).

Les Expériences 2a, 2b et 2c (N = 81, chaque groupe de 27 participants ne réalisant qu’une version de l’épreuve) proposaient les trois conditions expérimentales suivantes :

  • Condition LM : amorce et cible partagent le lieu et le mode ; elles diffèrent par le Voisement (e.g. FAGUE-vague; /fag/-/vag/) ;
  • Condition M : amorce et cible partagent le mode ; elles diffèrent par le Voisement et le Lieu (e.g. SAGUE–vague; /sag/-/vag/) ;
  • Condition L : amorce et cible partagent le lieu ; elles diffèrent par le Voisement et le Mode (e.g. PAGUE–vague; /pag/-/vag/).

Comme les effets produits par le partage de voisement, les effets de partage de lieu ou de mode qui atteignent le seuil de significativité se sont traduits par une détérioration des performances pour les SOAs de 66 et 100 ms.

Ainsi, dans l’Expérience 1b (SOA = 66 ms), il y avait plus d’erreurs en condition VM qu’en condition V, ce qui témoigne d’un effet négatif du partage du mode, F(1,48) = 7.31, p = .010, confirmé par l’augmentation des temps de réponse, F(1,48) = 6.80, p = .012. Il y avait aussi plus d’erreurs en condition VL qu’en condition V, ce qui témoigne d’un effet négatif du partage du lieu, F(1,48) = 5.08, p = .029. Dans l’Expérience 2b (SOA = 66 ms), il n’y avait pas d’effet sur les erreurs, mais les temps de réponse étaient plus longs en condition LM qu’en condition M, répliquant l’effet négatif du partage du lieu. Le SOA de 66 ms s’accompagne donc d’un effet négatif du partage du lieu et, dans une moindre mesure, un effet négatif du partage du mode.

Les effets étaient faibles avec le SOA de 100 ms, mais les erreurs tendaient à être moins nombreuses en condition V qu’en conditions VL et VM (Expérience 1c), traduisant un certain maintien de l’effet négatif du partage du lieu et du mode pour un délai de traitement long. Dans l’Expérience 2c, les temps de réponse étaient significativement plus longs en condition LM qu’en condition M, F(1, 48) = 4.82, p = .030, ce qui confirme l’effet négatif du partage du lieu avec le SOA de 100 ms. Avec ces SOAs relativement longs, les effets significatifs vont donc tous dans le sens d’une altération des performances avec le partage de traits phonologiques, en particulier pour le lieu d’articulation. Dans l’ensemble, avec des SOA de 66 ou 100 ms, les effets de partage de lieu ou de mode sont donc à l’image de l’effet négatif du partage du voisement observé dans les expériences antérieures.

Les résultats obtenus avec un SOA de 33 ms sont plus surprenants. Avec ce SOA très court, une amélioration (et non une baisse) des performances en décision lexicale est observée en cas de similarité infra-phonémique. Ainsi, dans l’Expérience 1a, les temps de réponse sont plus rapides lorsque le partage de mode ou de lieu s’ajoute au partage du voisement (VM ou VL, par rapport à V), respectivement F(1,48) = 5.42, p = .024, et F(1,48) = 4.93, p = .031. De même, dans l’Expérience 2a, les réponses tendent fortement à une plus grande rapidité en cas de partage du mode (condition LM par rapport à la condition L), F(1,48) = 4.00, p = .051 pour les mots, et F(1,48) = 5.04, p = .029 pour les pseudo-mots. Avec ce délai très court, le partage du mode joue d’ailleurs un effet, positif, plus net que le partage du lieu, avec des réponses plus rapides pour les mots en condition M qu’en condition L, F(1,48) = 5.05, p = .028.

Table 4 : Résumé des effets de partage des traits de mode et de lieu d’articulation par les amorces et les cibles écrites, d’après les six premières Expériences (Bedoin, 1998a) et les Expériences 1a, 2a, 1b, 2b, 1c, 2c (Chavand & Bedoin, 1998). Les signes + et – représentent respectivement les effets positifs et négatifs de l’amorçage, d’après Bedoin et Krifi (2009).
Trait phonologique partagé SOA
  33 ms 66 ms 100 ms
Mode + + - -
Lieu + - - -
Voisement - - - - - -

Une synthèse des effets est proposée dans la Table 4. Dans l’ensemble, les résultats de ces deux séries d’expériences sur l’amorçage par partage du lieu et du mode montrent que la ressemblance pour ces deux types de traits altère les performances sur la cible, à l’image de ce que produit le partage du voisement, pour des SOAs de 66 à 100 ms. Cet effet négatif se prolonge cependant plus longuement pour le lieu que pour le mode. Par contre, le partage du mode et dans une moindre mesure le partage du lieu produisent un effet d’amorçage positif s’il s’agit des 33 premières millisecondes de traitement d’un mot écrit. Par cet amorçage facilitateur, les effets de partage de voisement en lecture se démarquent clairement de l’effet du partage des traits de lieu et de mode. Ces premiers travaux réalisés en lecture du français nous ont incitée à approfondir l’hypothèse d’un rôle des traits phonologiques en lecture. L’effet des traits en lecture semble complexe, à la fois parce qu’il varie selon le type de trait et parce qu’il se manifeste d’une manière non-linéaire selon l’étape de traitement étudiée.