2.6.2.2. Expériences en anglais et en néerlandais

En 2001, Lukatela et ses collaborateurs ont publié un article dans lequel ils montrent eux aussi un effet de partage de traits phonologiques dans des expériences d’amorçage en lecture, mais cette fois en anglais. Comme dans les expériences en français, l’amorce et la cible écrites riment, et la ressemblance infra-phonémique est manipulée entre la consonne initiale de l’amorce et celle de la cible. Ils ont utilisé un SOA court (57 ms) et ont observé un effet d’amorçage facilitateur en cas de partage de traits entre le pseudo-mot amorce et la cible. Ils ont comparé une condition dans laquelle amorce et cible différaient seulement du point de vue du voisement et une condition de plus faible ressemblance où l’amorce et la cible différaient du point de vue du voisement et du mode, ou du point de vue du voisement et du lieu. Ces conditions expérimentales permettaient donc d’évaluer les effets de ressemblance de lieu et de mode. Aussi, leurs résultats peuvent-ils être rapprochés de ceux qui ont été obtenus en français dans les travaux de Chavand et Bedoin (1998), dans les expériences avec un SOA très court de 33 ms. Comme en français, Lukatela et ses collègues montrent que les lecteurs de l’anglais traitent plus facilement un mot écrit qui suit un mot à qui il ressemble pour le lieu ou le mode d’articulation, tout au moins lorsque la succession du traitement des deux mots est très rapide (apparemment en dessous de 66 ms). Par contre, ces auteurs n’ont pas testé l’effet du partage du voisement, et les données en français sont à cet égard précieuses, car elles montrent l’influence de ce trait en lecture. Lukatela et ses collègues concluent en considérant que l’effet de ressemblance infra-phonémique en lecture suggère une grande proximité entre le système de reconnaissance de mots écrits et les processus de perception et de production de la parole. Ils recommandent une réflexion permettant d’accorder une place aux traits phonologiques dans les modèles de reconnaissance de mot écrits.

Les travaux de Lukatela sur les composantes infra-phonémiques du processus de reconnaissance de mot écrit se sont ensuite orientés vers le rôle de traits dans des voyelles (Lukatela, Eaton, Sabadini & Turvey, 2004). Ils ont montré que, pour des mots comme plead et pleat dont la longueur de la voyelle diffère (sans que cette différence motive une différence phonémique), la décision lexicale est davantage facilitée par un amorçage par répétition (identity priming) pour le mot avec une voyelle plus longue. En lecture, l’activation des mots contenant une voyelle longue serait retardée, ce qui permettrait aux effets d’amorçage d’être plus efficaces. Il s’agit d’une autre façon de montrer que le code phonologique impliqué dans les étapes précoces du processus de reconnaissance de mot en lecture est suffisamment fin pour contenir des détails infra-phonémiques.

Ernestus et Mak (2004) ont étudié d’une manière encore différente la sensibilité des lecteurs, comme des auditeurs, aux traits phonologiques. Ils ont montré qu’en lecture, comme en perception de la parole, on s’appuie davantage sur les traits les plus stables, ceux qui constituent les indices les plus pertinents. En anglais, par exemple, le lieu d’articulation est considéré comme moins stable que le voisement, car le lieu est plus souvent l’objet de phénomènes d’assimilation. Les auteurs ont étudié l’effet de la stabilité des traits de la consonne initiale d’un mot, sur leur influence en lecture du néerlandais. Dans cette langue, pour les mots commençant par une fricative, le voisement est moins stable que le mode et le lieu (les fricatives sonores sont souvent réalisées comme des sourdes à l’initiale de mots dans cette langue). Le trait sonore est quant à lui peu stable dans les consonnes occlusives finales. Dans une épreuve de lecture self-paced, ils ont montré des variations de temps de lecture pour des mots incorrectement écrits, selon le type de trait incorrect. Comme dans les expériences de perception de parole, le voisement semble moins pertinent que le mode en lecture. Un mot incorrect du point de vue du mode est lu plus lentement qu’un mot incorrect du point de vue du voisement, et l’ajout d’une erreur de voisement à une erreur de mode n’accroît pas le retard du lecteur. Les données montrent aussi que les lecteurs néerlandais s’appuient davantage sur le lieu que sur le voisement pour les fricatives initiales. Les auteurs concluent que la pertinence des traits pour le traitement de mots écrits dépend de la stabilité phonologique de ce trait, ce qui apporte un nouvel argument pour l’implication d’un niveau infra-phonémique en lecture.

Pour finir, deux expériences d’amorçage ont tout récemment été conduites avec la technique des potentiels évoqués pour étudier le décours temporel des traitements infra-phonémiques en lecture (Ashby, Sanders & Kingston, 2009). Les participants anglophones lisaient des mots cibles dont la consonne finale était voisée ou non, la cible étant précédée d’une amorce cohérente ou non avec la cible pour le voisement (e.g., fad – fat) et pour la durée de la voyelle (e.g., fap – faz). Le masque entre l’amorce et la cible pouvait être bref (22 ms) ou long (100 ms). Les données montrent que l’amplitude des potentiels cérébraux varie dès 80 ms selon la cohérence entre les traits phonologiques de l’amorce et de la cible. La précocité de cet effet vient s’ajouter aux arguments favorables à une participation précoce des connaissances sur les traits phonologiques au processus d’identification de mot écrit.