3.1. Une proposition de modèle

Dans notre modèle, nous nous intéressons à la lecture, mais nous supposons que les relations entre les connaissances sur les unités phonologiques peuvent jouer un rôle dans la reconnaissance des lettres du mot écrit. Nous ne nous intéressons pas ici au rôle des connaissances sur les mots, mais simplement à celles des phonèmes et des traits phonologiques. Nous ne nions pas l’effet potentiel des connaissances sur les mots, mais ne les étudions pas pour l’instant.

Dans le modèle que nous proposons, nous reprenons l’idée d’un rôle des traits dans les traitements phonologiques, idée commune aux deux modèles évoqués, et nous intéressons aux relations entre ces traits et les phonèmes. Nous proposons que les unités-lettres activent les unités-phonèmes, activant elles-mêmes les traits phonologiques, comme dans le modèle TRACE. Par exemple, la lettre « P » active le phonème /p/, qui lui-même active le trait sourd (Figure 4). Un trait pourrait alors renforcer les phonèmes avec lesquels il est compatible, par des relations ascendantes activatrices. Ces activations seraient à l’origine d’un renforcement du phonème correspondant effectivement à la lettre présentée, mais elles produiraient aussi l’activation d’autres phonèmes avec lesquels le trait activé est compatible, ce qui créerait un ensemble de compétiteurs pour le phonème à identifier (Figure 5). Ainsi, dans notre exemple, le trait sourd renforce le phonème /p/, mais également tous les phonèmes présentant le trait sourd, par exemple le phonème /t/, comme l’illustre la Figure 5.

Figure 4 : Etape d’activation des unités-phonèmes et des traits phonologiques correspondants.
Figure 4 : Etape d’activation des unités-phonèmes et des traits phonologiques correspondants.

Les compétiteurs issus de ce mécanisme seraient suffisamment activés pour être particulièrement bien reconnus par la suite. Grâce à ce mécanisme, la lettre « T » dans notre exemple serait donc particulièrement activée si elle était présentée après la lettre « P ». Cela expliquerait que, dans les premières étapes de traitement d’un stimulus écrit (2), le partage de traits phonologiques avec un stimulus préalable (1) facilite l’identification du stimulus (2), effet observé en cas de partage de traits de mode ou de lieu d’articulation (Bedoin & Krifi, 2009 ; Chavand, 1998 ; Chavand & Bedoin, 1998 ; Lukatela et al., 2001). Il s’agirait en fait d’un biais initial, induisant une tendance à lire dans le deuxième stimulus une lettre partageant des traits phonologiques avec les stimuli traités précédemment. Comme tout biais, il pourrait bien sûr être à l’origine de certaines erreurs en lecture. Pour décrire ce macanisme initial, nous évoquons seulement des relations activatrices entre les phonèmes et les traits (comme dans le modèle TRACE), sans évoquer de relations ascendantes inhibitrices comme le modèle de la cohorte les imagine entre les traits et les représentations lexicales.

Figure 5 : Etape de renforcement des phonèmes compatibles par des relations ascendantes activatrices.
Figure 5 : Etape de renforcement des phonèmes compatibles par des relations ascendantes activatrices.

Par ailleurs, notre modèle propose, comme dans le modèle TRACE et à la différence du modèle de la cohorte, des relations d’inhibition latérale. Celles qui nous intéressent ne concernent cependant pas le niveau des représentations lexicales, mais celui des phonèmes. Nous ajoutons que ces relations d’inhibitions latérales auraient des poids différents selon la similitude des phonèmes en termes de traits phonologiques. Le partage de traits phonologiques par deux phonèmes se traduirait par une augmentation de la force des relations d’inhibitions latérales qui les relient (Figure 6). Ainsi, pour reprendre notre exemple, à partir de la lettre P, le phonème /p/ activerait le trait sourd, lui-même susceptible de faire émerger des phonèmes concurrents (premier mécanisme). Grâce à la mise en jeu de relations d’inhibition latérale entre les phonèmes partageant de nombreux traits, ces candidats concurrents verraient leur niveau d’activation baisser. Ce deuxième mécanisme contrebalancerait le premier et, surtout, permettrait de contrer le biais initial qu’il produit. Au final, le mécanisme basé sur les inhibitions latérales pourrait donc éviter au lecteur des erreurs spontanément induites par le premier mécanisme phonologique. Dans notre exemple, grâce aux relations d’inhibition latérale entre phonèmes, le biais vers une lecture de la lettre « T » dans un deuxième stimulus serait amoindri (croix en pointillé sur la Figure 6). Le mécanisme d’inhibition latérale entre les phonèmes est donc censé induire une détérioration du traitement de la deuxième lettre. Ce deuxième mécanisme permettrait de rendre compte de la détérioration des performances sur le stimulus présenté en deuxième position, lorsqu’il partage des traits phonologiques avec le précédent, et lorsqu’un délai suffisant sépare les deux stimuli, sans doute essentiellement à partir de 66 ms (Bedoin & Krifi, 2009 ; Lukatela et al., 2001).

Il se peut que le poids des inhibitions latérales soit influencé par le nombre de traits partagés, sans que cela se calcule de manière simplement additive. Le partage de certains types de traits pourrait avoir un poids plus ou moins important. Il se peut aussi que le partage de certains traits se traduise par la mise en jeu de relations d’inhibition latérale plus précoce que d’autres. La mise en jeu des relations d’inhibition peut être envisagée comme progressive, les inhibitions latérales motivées par le partage d’un certain type de trait s’animant avant les inhibitions latérales motivées par d’autres types de traits.

Figure 6 : Etape d’inhibitions latérales entre phonèmes se ressemblant en termes de traits phonologiques
Figure 6 : Etape d’inhibitions latérales entre phonèmes se ressemblant en termes de traits phonologiques

Au-delà de ces nuances, qui sont relatives à notre intérêt pour les différents types de traits phonologiques et une éventuelle hiérarchie entre l’influence du lieu, du mode d’articulation et du voisement, nous reprenons, avec de deuxième mécanisme, une notion d’inhibition latérale tout à fait centrale dans le modèle TRACE, et que l’on retrouve aussi dans le modèle de lecture d’activation interactive entre les unités-mots et les unités-lettres (McClelland & Rumelhart, 1981).

Pour ce qui est de la production de la parole, certains modèles connexionnistes de production de la parole proposent que l’étape de codage phonologique repose sur des mécanismes d’inhibition. La sélection d’un nœud serait rapidement suivie d’une inhibition (post-selection inhibition) empêchant sa resélection immédiate. Aussi, quand deux mots phonologiquement similaires sont produits rapidement, le modèle suppose que le traitement du second est retardé, au moins lorque les éléments infra-lexicaux en commun sont situés au même emplacement dans les deux mots. Dans notre modèle de lecture, nous proposons aussi ce type d’inhibition entre des phonèmes qui se ressemblent sans être identiques. Les expériences que nous avons décrites et dont nous cherchons à rendre compte, a posteriori, étaient elles aussi des situations où des phonèmes plus ou moins similaires étaient présentés dans des mots différents, mais à de mêmes emplacements dans ces mots. Nous verrons dans la partie 3.2. que notre modèle sert cependant aussi de base à des prédictions concernant des effets de similarité infra-phonémique entre deux lettres d’un même mot, dans des emplacements forcément distincts.

Le modèle de production de la parole proposé par Meyer et Gordon (1985) est très proche de notre proposition. Ces auteurs suivent la terminologie de McClelland et Rumelhart (1981) et décrivent un modèle d’activation interactive. La production de la parole reposerait sur un réseau dans lequel les phonèmes entretiennent des relations activatrices avec les traits, qui ont eux-mêmes ce type de relation avec des mécanismes de contrôle articulatoire. Une activation résiduelle pourrait passer du niveau des traits à celui des phonèmes, pour réactiver ces derniers de manière ascendante. De plus, il y aurait une relation d’inhibition latérale au sein d’une paire de phonèmes qui partagent des traits. Ce type de structure est compatible avec celui qui était déjà proposé par MacKay (1970) et Dell (1984) pour la production de parole, ou le modèle de reconnaissance de mot écrit de McClelland et Rumelhart (1981). Le rôle des relations d’inhibition latérale est de maintenir le niveau d’activation résiduelle en dessous du seuil pour les phonèmes qui ont reçu de l’activation à tort des traits phonétiques, et qui sans cela créeraient une concurrence. Le modèle de Meyer et Gordon (1985) prédit que la préparation à produire une réponse primaire induit une inhibition des phonèmes différents de ceux contenus dans cette réponse, mais phonologiquement similaires, ce qui se traduit par un retard dans la production d’une réponse secondaire contenant de tels phonèmes. Les résultats des trois expériences des auteurs sont conformes à cette hypothèse.

Ce mécanisme d’inhibitions latérales entre phonèmes, que nous proposons en lecture, n’est donc pas étranger à des idées développées pour l’étude d’autres types de traitements verbaux, et il permettrait d’éviter des confusions lors du traitement de l’écrit.