3.2. Test d’une prédiction du modèle : amorçages proactif et rétroactif

Après avoir décrit les deux mécanismes phonologiques imaginés pour rendre compte des effets observés, nous nous sommes appuyés sur ce modèle pour faire différentes prédictions. Nous mettons ainsi cette proposition de modèle à l’épreuve des performances des lecteurs.

Le mécanisme phonologique basé sur des relations d’inhibition latérale a été imaginé pour expliquer pourquoi la similarité phonologique entre deux stimuli successifs amoindrit les performances pour le traitement du deuxième stimulus. Le modèle peut permettre une prédiction sur l’influence de la similarité phonologique sur le traitement du premier stimulus. Cela correspond aux situations expérimentales de backward masking. Dans de telles expériences, deux stimuli différents sont présentés en succession rapide au même endroit. Le participant est invité à rappeler le premier stimulus en le produisant à voix haute. Une telle tâche est difficile, car le traitement de la cible présentée en premier est interrompu par le second stimulus qui la masque. Ce masque produit donc un effet négatif. Toutefois, cet effet négatif est réduit lorsque cible et masque ont des lettres en commun, ou lorsqu’ils sont homophones (Frost & Yogev, 2001 ; Perfetti & Bell, 1991 ; Perfetti, Bell & Delaney, 1988 ; Tan & Perfetti, 1999). Sur la base des données de la littérature, notre prédiction sera donc que le partage de traits phonologiques par la cible et le masque devrait permettre de lire la cible plus facilement. En se fondant sur notre proposition de modèle, nous pouvons décrire comment une telle facilitation se produirait. En cas de partage de traits phonologiques par la cible et le masque, le mécanisme basé sur les relations d’inhibition latérale devrait entraver le traitement du second stimulus. Mal identifié, celui-ci constituerait un masque peu performant, qui entraverait alors assez peu le traitement de la cible qui le précède. C’est pourquoi il était possible de prédire que le partage du trait de voisement par deux stimuli se succédant rapidement (SOA = 33 ms) devait produire une réduction des performances dans une épreuve de décision lexicale sur le second stimulus en situation d’amorçage, mais une amélioration des performances pour le rappel du premier en situation de backward masking. Cette hypothèse a été vérifiée dans deux expériences utilisant la même liste de couples de stimuli dont les consonnes partageaient ou non le voisement, l’une avec une tâche de rappel du premier stimulus, l’autre avec une tâche de décision lexicale sur le second stimulus (Bedoin & Chavand, 2000). Les stimuli étaient disyllabiques et se différenciaient l’un de l’autre par leurs deux consonnes, celles-ci partageant en outre le même trait de voisement ou pas (e.g., TYPE – zyve pour la condition avec différence de voisement ; TYPE – syfe pour la condition avec partage du voisement ; dans cet exemple, la cible TYPE était présentée en premier pour l’expérience de backward masking et en second pour l’expérience d’amorçage). Les résultats allaient dans le sens de l’hypothèse, avec de meilleures performances en cas de ressemblance de voisement dans l’épreuve d’amorçage, F 1 (1, 34) = 8.03, p = .007 ; F 2 (1, 22) = 8.27, p = .009, mais davantage d’erreurs en cas de ressemblance de voisement dans l’épreuve de backward masking, F 1 (1, 34) = 8.87, p = .013 ; F 2 (1, 22) = 8.27, p = .025 (Bedoin & Chavand, 2000). Ces données apportent donc des arguments à l’implication de connaissances infra-phonémiques en lecture, à l’extraction rapide du voisement et à la mise en jeu rapide d’un mécanisme phonologique basé sur des inhibitions latérales modulées par le partage de traits.

L’apparition de ces phénomènes d’amorçage et de masquage entre deux stimuli successifs a enfin été vérifiée entre les deux consonnes d’un même stimulus écrit (pseudo-mot de structure CVCV). La tâche est alors d’identifier l’une des deux consonnes. Conformément aux effets observés dans les expériences de masquage et d’amorçage impliquant deux stimuli successifs, Krifi, Bedoin et Mérigot (2003) ont montré que la ressemblance de voisement facilite le traitement de la première consonne (effet conforme à celui observé dans les situations de masquage) alors même qu’elle perturbe le traitement de la deuxième (effet conforme à celui observé dans les situations d’amorçage). Cette situation expérimentale un peu plus écologique (les stimuli ne sont pas successifs mais présentés simultanément) confirme la sensibilité des lecteurs aux traits phonétiques, et plus particulièrement à celui de voisement.

Des effets d’amorçage et de masquage basés sur le partage de traits phonologiques par les consonnes d’un même stimulus ont également été testés chez des apprentis-lecteursde CE1 et CE2 (Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003), ainsi que chez des enfants dyslexiques (Krifi, Bedoin & Herbillon, 2003). Les effets sont résumés dans la Figure 7.

Les plus jeunes lecteurs (en CE1) sont déjà sensibles au partage de voisement par les deux consonnes, mais cela se traduit par une amélioration des performances (du point de vue de l’exactitude comme de la rapidité) pour l’identification de la deuxième consonne. Cet effet peut s’expliquer par la mise en jeu du premier mécanisme phonologique, basé sur les relations activatrices entre phonèmes et traits phonologiques. Ces jeunes lecteurs ne semblent pas encore disposer d’une organisation des phonèmes par des relations d’inhibition latérales, ou l’engagement d’un mécanisme basé sur cette structure leur demande peut-être trop de temps pour entrer en jeu dans cette expérience où le stimulus n’est présenté que 85 ms.

Dès le CE2, les effets s’inversent. Le partage de voisement réduit les performances pour le traitement de la seconde consonne, que ce soit pour la vitesse ou pour l’exactitude. Cet effet suggère l’implication du deuxième mécanisme phonologique, impliquant des inhibitions latérales. Les pourcentages d’erreurs nous apprennent aussi que le partage du voisement permet de mieux identifier la première consonne, effet également prédit par ce mécanisme. En CM2, l’analyse des temps de réponse confirme que le partage du voisement gêne le traitement de la seconde consonne, tout en aidant celui de la première. C’est d’ailleurs essentiellement ce dernier effet qui est confirmé dans chez les adultes.

L’ensemble de ces données, sur des épreuves impliquant le traitement de deux stimuli présentés successivement, ou le traitement des deux consonnes d’un pseudo-mot écrit, est donc conforme aux prédictions de notre proposition de modèle. Celui-ci semble donc se maintenir, à l’épreuve de ces premiers faits. Les données chez les enfants suggèrent en outre que les deux mécanismes phonologiques proposés mettent du temps à s’établir au cours du développement.

Figure 7 : Résultats pour les expériences d’amorçage et de masquage phonétique à l’intérieur d’un stimulus écrit CVCV avec manipulation de la ressemblance de voisement entre les deux consonnes, chez les enfants et adultes normo-lecteurs (Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003).
Figure 7 : Résultats pour les expériences d’amorçage et de masquage phonétique à l’intérieur d’un stimulus écrit CVCV avec manipulation de la ressemblance de voisement entre les deux consonnes, chez les enfants et adultes normo-lecteurs (Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003).