4. Statut cognitif des types de traits phonologiques

4.1. Existence de types de traits

4.1.1. Phonologie non-linéaire et géométrie des traits

Alors que la question de la définition des traits phonologiques a mobilisé la recherche en phonologie pendant longtemps, l’intérêt pour l’organisation des représentations phonologiques est plus récent. Dans les théories phonologiques actuelles, les segments sont organisés en termes de traits, dont l’ensemble présente une structure interne (Clements, 1985). On trouve déjà chez Trubetzkoy (1939, cité par Clements & Hume, 1995) l’idée d’un regroupement de certains traits sur des plans distincts pour former des ‘related classes’, selon des critères à la fois phonétiques (e.g., regroupement du voisement et de l’aspiration, car ils sont réalisés par l’activité laryngale, indépendamment du lieu d’articulation) et phonologiques (voisement et aspiration fonctionnent ensemble phonologiquement car ils subissent souvent ensemble le même phénomène de neutralisation). Le développement de cette idée ne s’est cependant réalisé que plus tard, avec la théorie de la ‘géométrie des traits’. La notion de ‘classe naturelle de traits’ (ou encore ‘type de traits’) reprend alors celle de ‘related classes’. Les traits qui se comportent régulièrement d’une manière commune, en suivant une même règle phonologique, relèvent d’un même type de traits, représenté dans l’organisation arborescente par un nœud dit ‘constituent’ (Clements, 1985). Ainsi, les traits ne sont plus représentés dans des matrices, mais sous la forme d’un arbre : un nœud racine (au sommet) représente le son de parole lui-même, les valeurs de traits sont les terminaisons au bout des branches et les constituents sont les nœuds intermédiaires qui rendent compte de la typologie des traits. Selon cette théorie essentiellement articulatoire, cette organisation en types de traits serait universelle. Clements et Hume (1995) décrivent ainsi plusieurs types de traits (i.e., constituents), qui organisent l’arborescence pour les consonnes.

Le lieu d’articulation forme une classe naturelle, un constituent sous lequel se déploient trois valeurs de traits, selon l’articulateur actif : a/ Labial (les lèvres), b/ Coronal (la partie antérieure de la langue), c/ Dorsal (le dos de la langue) (Sagey, 1986, p. 274). Ces valeurs de traits sont représentées sur des paliers (tiers) distincts. En dehors de cette catégorie de traits, les autres traits sont répartis en deux types : les traits articulator-bound et les traits articulator-free. Les traits libres par rapport aux articulateurs sont généralement considérés comme situés à un niveau plus élevé de la hiérarchie que les traits liés aux articulateurs (Clements & Hume, 1995, p. 253).

La réalisation des traits articulator-bound dépend d’un articulateur spécifique. Clements et Hume (1995) décrivent ainsi les traits [antérieur] et [distribué], qui ne sont reliés qu’au trait coronal, car ils ne précisent que la fermeture associée à ce trait, dans certaines langues (le premier oppose des coronales antérieures et postérieures, le second oppose des coronales apicales et laminales).

Les traits [sonorant], [approximant] et [consonantique] sont articulator-free, mais les deux grands types de traits indépendants des articuleurs sont les traits laryngés et les traits de mode d’articulation.

Le mode d’articulation correspond au type de fermeture du chenal expiratoire : le passage de l’air est bloqué dans les consonnes occlusives, mais seulement restreint, freiné, dans les consonnes fricatives, et ceci quel que soit l’articulateur impliqué. Dans certaines représentations de la géométrie des traits, dont celle présentée par Sagey (1986), le nœud des traits de lieu et le nœud des traits de mode sont l’un et l’autre placés sous un nœud intermédiaire qui les sépare de la racine : le nœud de la cavité orale. Ce constituent reprend la notion générale de fermeture de la cavité orale : celle-ci est alors définie comme une unité fonctionnelle, décrite de façon plus détaillée par le caractère plus ou moins radical de la fermeture (le mode) et par la localisation de celle-ci (le lieu).

La catégorie de traits laryngés recouvre entre autres le voisement [voice], caractérisé par l’opposition entre [stiff vocal cords] (cordes vocales tendues, ce qui correspond grosso modo au trait sourd) et [slack vocal cords] (cordes vocales relâchées ; trait sonore).

Grâce à cette typologie, la phonologie essaie de prendre en compte le fait que les processus linguistiques se réalisent souvent sur le même sous-ensemble de traits distinctifs dans un segment (McCarthy, 1988). Par exemple, l’assimilation (propagation d’un trait d’un segment à l’autre) se produit plus particulièrement pour les traits qui définissent le lieu d’articulation : chacun des traits de lieu est concerné, et ceci indépendamment du mode d’articulation. Cette organisation s’appuie donc sur des données empiriques : les traits regroupés sous un même nœud de classification sont fréquemment l’objet d’application d’une même règle phonologique. La géométrie des traits est un module de la théorie phonologique non-linéaire : elle propose de rendre compte de la façon dont les traits distinctifs sont classifiés par les processus phonologiques (notamment l’assimilation et la réduction). Elle se distingue en cela de la Theory of Segmental Representation proposée par Chomsky et Halle (1968) et leurs précurseurs, selon laquelle chaque segment était décomposé en une liste de nombreux traits distinctifs binaires, dont les statuts étaient équivalents.

Dans les travaux où la similarité phonologique est évaluée en termes de traits, cette répartition en trois classes majeures (mode, lieu, voisement) pour les consonnes est très fréquente ; dans le cas contraire, les auteurs précisent à quelle liste de traits ils se réfèrent (en particulier, celle de Chomsky & Halle, 1968 ; Frisch, 1996 ; Wickelgren, 1966).

Les traits considérés n’étant pas acoustiques mais articulatoires, on pourrait faire l’hypothèse de leur plus forte pertinence pour les situations de mémoire à court terme et les tâches de production de parole, que pour les tâches de reconnaissance de mots. Pourtant, comme le soulignent Bailey et Hahn (2005), les probabilités de confusion dans différentes activités langagières ne semblent pas totalement indépendantes. Les différentes parties du système langagier sont certainement en étroite interaction, ce qui permet au système perceptif d’extraire du sens à partir du signal acoustique issu de systèmes de production. Une ‘monnaie d’échange commune’ serait partagée par ceux qui connaissent, produisent et perçoivent la parole (Goldstein & Fowler, 2003, p. 174), et il semble intéressant de rapprocher des données correspondant à différentes activités langagières pour mieux comprendre les représentations phonologiques et appréhender leur organisation. Ces trois catégories sont donc souvent utilisées en psycholinguistique, avec des situations expérimentales impliquant la perception, la production ou la mémorisation de la parole, que ce soit chez l’enfant (Gerken, Murphy & Aslin, 1995 ; Jusczyk & Aslin, 1995), ou chez l’adulte (Bailey & Hahn, 2005 ; Marslen-Wilson, Moss & van Halen, 1996 ; Frisch, 1996).