4.1.3.2. Types de traits et perception de parole chez des patients

Les difficultés de compréhension des patients aphasiques pourraient en partie s’expliquer par le déficit, parfois discret, de traitements acoustiques-phonétiques, comme le suggérait déjà Luria à propos de l’aphasie de Wernicke. Depuis, une détérioration des traitements phonémiques (notamment la discrimination de phonèmes) a été relatée dans différentes formes d’aphasie (Blumstein, Baker & Goodglass, 1977), sans qu’un lien de causalité soit d’ailleurs nécessairement établi entre troubles phonologiques et sémantiques. Des travaux comparant les performances de patients atteints de lésions différentes dans des régions cérébrales importantes pour le langage (lésions frontales ou temporales) n’ont pas fait ressortir de différences stables quant à leur incidence spécifique sur l’importance relative des types de traits faisant l’objet d’erreurs de perception ou de mémorisation de parole. Cela suggère que ni l’utilisation d’un code phonologique, ni le traitement d’un type de trait, ne dépendent d’une structure cérébrale unique, que celle-ci soutienne l’organisation motrice/articulatoire ou l’analyse acoustique. Du point de vue neuro-fonctionnel, le code phonologique pourrait être représenté de manière redondante, ce qui contribuerait à le préserver, au moins en dehors de l’aphasie (Hebben, 1986).

En perception de la parole, quelle que soit la forme d’aphasie (mais de manière plus claire dans l’aphasie de Wernicke), les difficultés des patients dans les épreuves de discrimination sont plus marquées si les stimuli de la paire diffèrent par un seul trait (notamment le voisement, ou le lieu d’articulation), plutôt que deux traits (Baker, Blumstein & Goodglass, 1981). Les types de traits auraient aussi leur importance. Selon Blumstein, Baker et Goodglass (1977), la condition la plus difficile est celle où les stimuli ne diffèrent que par le lieu d’articulation (plutôt que par le voisement), effet surtout relevé dans l’aphasie de Wernicke. Ils interprètent cette difficulté particulière pour le traitement du lieu en disant que ce trait repose sur des indices acoustiques (les rapides transitions de formants) qui imposent des demandes particulièrement fortes à l’aire associative auditive de l’hémisphère gauche, région détériorée chez ces patients. Un tel déficit limité à la discrimination nécessitant le traitement du lieu d’articulation, et non du voisement, est relaté dans plusieurs travaux (Miceli, Caltagirone, Gainotti & Payer-Rigo, 1978 ; Oscar-Berman, Zurif & Blumstein, 1975). La plus grande stabilité des indices acoustiques du voisement que des indices acoustiques du lieu à travers les contextes a été évoquée pour expliquer le meilleur maintien des capacités de discrimination du voisement. Toutefois, d’autres patients présentent le trouble opposé, avec un déficit sélectif de la discrimination du voisement (Caplan & Aydelott Utman, 1994). Cette dissociation, ainsi que la stabilité de ces troubles sélectifs à travers le temps et à travers les tâches (discrimination et identification de phonèmes) confirment la relative indépendance des traits de lieu et de voisement ; les processus de traitement qui leur correspondent seraient séparables (Gow & Caplan, 1996).

Ainsi, ces derniers auteurs ont proposé une épreuve de discrimination de mots issus de parole naturelle à 22 patients atteints de lésions cérébrales gauches et présentant des difficultés de traitement acoustique-phonétique, ainsi qu’à un groupe de 15 participants contrôles. La discrimination est significativement mieux effectuée sur la base du lieu que sur celle du voisement chez les contrôles, alors que cet avantage pour le lieu disparaît au profit d’un avantage non significatif pour le voisement chez les patients. Les types de traits semblent donc affectés de manière distincte par la pathologie. Dans le cas présent, la difficulté particulière à traiter le lieu d’articulation chez les patients a été interprétée comme un reflet de la vulnérabilité des discriminations qui dépendent fortement du traitement d’indices acoustiques rapides dans le signal. Mais comme d’autres travaux avaient au contraire montré que le traitement du lieu pouvait parfois être davantage préservé que celui du voisement, ce résultat plaide avant tout en faveur de l’indépendance des types de traits. De plus, les auteurs ont comparé les performances pour les discriminations basées sur les traits qu’ils considèrent comme articulator-free (mode et sonorité) et articulator-bound (voisement et lieu) (Stevens, 2002). Aucune différence n’apparaît chez les contrôles, alors que les performances des patients sont mieux préservées pour les traits articulator-free. Ce résultat soutient cette fois la distinction entre le mode d’articulation, d’une part, et le voisement et le lieu, d’autre part. Il montre aussi que l’étude de patients peut apporter des arguments pour des distinctions parfois plus difficiles à argumenter à partir de données relevées en dehors de la pathologie.