4.1.3.3. Types de traits et variations de dominance hémisphérique

Des données neuropsychologiques et neurophysiologiques concourent à reconnaître que le traitement des différents types de traits n’est pas associé à une configuration unique d’asymétrie hémisphérique fonctionnelle. Des différences existent cependant quant à la dominance hémisphérique pour le traitement des traits de lieu et de voisement.

Les résultats d’une épreuve métalinguistique conduite auprès de patients aphasiques atteints d’une lésion hémisphérique gauche et de patients atteints d’une lésion hémisphérique droite soutiennent l’hypothèse d’une représentation dissociée des traits de lieu et des traits de voisement, du point de vue des supports neuro-anatomiques (Perecman & Kellar, 1981). Les auteurs ont demandé aux patients de rapprocher deux syllabes parmi les trois proposées, en se basant sur leur similarité phonologique. Les syllabes étaient présentées à la fois de manière auditive et à l’écrit et les stimuli offraient toujours un choix entre un appariement selon le lieu et un appariement selon le voisement. Alors que les contrôles et les patients cérébro-lésés à droite ont indifféremment choisi l’un ou l’autre critère, les patients atteints d’une lésion hémisphérique gauche ont davantage suivi le critère de voisement que celui du lieu. L’utilisation d’une épreuve métalinguistique, sans contrainte de rapidité et avec possibilité d’écouter chaque stimulus aussi souvent que souhaité, a permis aux auteurs de conclure que les patients atteints d’une lésion gauche ne présentent pas seulement une anomalie des traitements verbaux, mais aussi une altération de leurs représentations phonologiques. De plus, la représentation des traits de lieu et de voisement ne semble pas dépendre des structures cérébrales de l’hémisphère gauche dans les mêmes proportions. En cas de détérioration cérébrale gauche, le voisement semble être relativement préservé, ce qui suggère que son traitement peut reposer non seulement sur des structures de l’hémisphère gauche, mais aussi sur des structures de l’hémisphère droit. Le traitement du lieu d’articulation semble au contraire beaucoup plus dépendant de régions cérébrales gauches. L’examen d’autres patients aphasiques ne souffrant d’aucune lésion dans l’hémisphère droit confirme la persistance de bonnes compétences pour traiter le voisement, les lésions gauches des patients étant par contre associées à une détérioration marquée du traitement du lieu d’articulation (Blumstein, Baker & Goodglass, 1977 ; Miceli, Caltagirone, Gainoti & Payer-Rigo, 1978 ; Oscar-Berman, Zurif & Blumstein, 1975 ; Yeni-Khomshian & Lafontaine, 1983). De plus, le traitement du voisement est affecté dans des proportions équivalentes en cas de lésion unilatérale, qu’elle soit droite ou gauche, ce qui conforte encore l’implication particulièrement forte de l’hémisphère droit dans le traitement du voisement (Yeni-Khomshian et al., 1986).

D’autres travaux corroborent cette idée d’une différence d’implication de l’un et l’autre hémisphère pour le traitement du lieu et du voisement, et témoignent donc de la réalité psychologique et neuropsychologique des types de traits, chez des personnes sans pathologie. Dans une revue de question, Simos, Molfese et Brenden (1997) apportent des arguments pour une implication particulièrement forte de l’hémisphère droit dans le traitement du voisement.

Par exemple, en acquisition, Cohen et Segalowitz (1990a, 1990b ) montrent qu’apprendre un contraste de voisement inconnu dans la langue maternelle est plus facile et plus rapide si les stimuli sont présentés à l’oreille gauche (et donc traités préférentiellement par l’hémisphère droit) plutôt qu’à l’oreille droite.

Par ailleurs, Molfese (1978) et Segalowitz et Cohen (1989) ont recueilli les potentiels évoqués auditifs associés à l’écoute d’une série de consonnes occlusives dont le VOT (Voice Onset Time, indice acoustique très important pour le voisement) variait. Alors que ces potentiels varient de manière linéaire avec la durée du VOT sur l’hémisphère gauche (ce qui correspond à un simple traitement auditif des stimuli), ils varient de manière catégorielle (et donc selon des critères linguistiques) avec cette durée sur l’hémisphère droit.

De même, des études en écoute dichotique suggèrent une implication plus forte de l’hémisphère droit pour le voisement que pour le lieu. Depuis les années 1970’, de nombreux travaux réalisés avec cette technique mettent en évidence un avantage de l’oreille droite chez les droitiers (REA, Right Ear Advantage) pour identifier un stimulus linguistique lorsque deux stimuli différents sont adressés simultanément à l’une et l’autre oreilles (Cutting, 1974 ; Darwin, 1971 ; Haggard, 1971 ; Hugdahl & Andersson, 1984 ; Studdert-Kennedy & Shankweiler, 1970). Cela reflèterait la supériorité de l’hémisphère contro-latéral (hémisphère gauche, HG) pour les traitements langagiers (Hugdahl & Wester, 1992 ; Kimura, 1967 ; Milner, Taylor & Sperry, 1968 ; Sparks & Geschwind, 1968). Cependant, lorsque le contraste de voisement est manipulé dans de telles épreuves, l’hémisphère droit (HD) semble plus impliqué. Un résultat ancien, et jusqu’ici isolé, montre en effet que le REA est moins marqué quand les stimuli en concurrence diffèrent par le voisement plutôt que par le lieu (Studdert-Kennedy & Shankweiler, 1970). Une expérience dérivée du principe de l’écoute dichotique a ensuite consolidé cette hypothèse (Cohen, 1981) : les participants devaient évaluer la ressemblance entre deux stimuli présentés successivement dans une oreille, pendant qu’un bruit blanc était présenté à l’autre oreille. Un avantage de l’oreille gauche (et donc de l’HD) est apparu lorsque la différence portait sur le voisement. Tout récemment, une recherche conduite dans l’équipe a confirmé, en français, l’implication particulièrement forte de l’hémisphère droit pour le traitement du voisement, avec une diminution significative du REA pour les couples de mots dont la différence porte sur le voisement plutôt que sur le lieu d’articulation (Bedoin, Ferragne & Marsico, en révision). Une analyse qualitative des erreurs en condition de différence de lieu et de voisement entre les deux mots présentés en écoute dichotique (réponses qui ne correspondent à aucun des deux mots, mais à un mélange des deux), montre qu’en français l’implication de l’HD est essentiellement associée au trait voisé (+V) et non au trait sourd (-V). En anglais, l’inverse se produit (Rimol, Eichele & Hugdahl, 2006). L’explication proposée s’intègre dans la théorie Asymmetric Sampling in Time (AST) et propose que l’implication de l’HG et de l’HD est déterminée par la présence d’événements acoustiques respectivement courts ou longs. Il est en effet vraisemblable que l’HD extraie l’information à partir d’une fenêtre de traitement plus large que l’HG (Poeppel, 2003), ce qui reprend la dissociation bien connue en vision entre traitements global et local, pour lesquels les hémisphères respectivement droit et gauche seraient spécialisés (Navon, 1977 ; Sanders & Poeppel, 2007). Rimol et ses collègues, en anglais, ont en effet relevé une association entre une dominance de l’oreille gauche (HD) lorsque le mot adressé à l’oreille gauche (HD) contient une consonne occlusive dotée d’un long VOT (occlusive sourde, en anglais). En français, ce sont les occlusives sonores qui sont associées à un événement long (barre de pré-voisement) et une dominance de l’oreille gauche (HD) n’est observée que si le mot adressé à l’oreille gauche contient une occlusive sonore (Bedoin et al., en révision). Cette interprétation est cohérente avec les bonnes performances de l’HD pour traiter des transitions de fréquence assez longues (200 ms) (McKibbin, Elias, Saucier & Engebregston, 2003). Le flux acoustique serait divisé selon des fenêtres temporelles différentes par l’un et l’autre hémisphère (Boemio et al., 2005 ; Hesling, Dilharreguy, Clément, Bordessoules & Allard, 2005 ; Poeppel, Idsardi & van Wassenhove, 2008), et serait soumis à des fréquences d’échantillonnage différentes. Cela induirait une différence qualitative dans le recrutement de réseaux cérébraux selon le type de trait.

Ainsi, il existe des arguments pour une différence des catégories de traits du point de vue neuropsychologique, non seulement pour ce qui est des représentations des traits, mais aussi pour leur traitement.