4.2.3. Hiérarchie des types de traits et production de parole

Des données issues des travaux sur les erreurs de production suggèrent que les traits n’exercent pas tous une influence équivalente sur les erreurs par substitution de consonnes. Dans le domaine de la production, davantage que dans d’autres domaines d’étude des traitements langagiers, les données proviennent de populations adultes, mais aussi de travaux conduits chez de jeunes enfants et chez des patients.

Chez l’adulte, Shattuck-Hufnagel et Klatt (1979) ont étudié un corpus d’erreurs en anglais et notent que les traits de mode d’articulation et de voisement sont significativement mieux conservés que le lieu d’articulation. De plus, les erreurs par changement de lieu sont les plus nombreuses parmi les erreurs qui n’impliquent qu’un seul trait. Par contre, lorsqu’il s’agit d’échanges entre les traits de phonèmes appartenant à deux mots successifs, c’est le trait de voisement qui fait l’objet des erreurs les plus fréquentes (e.g., big and fat devient pig and vat) (Fromkin, 1971).

Plus récemment, Rogers et Storkel (1998) ont conduit des expériences pour tester si la vitesse de production de mots successifs lus sur un écran est affectée par le partage de traits de mode, de voisement et de lieu au niveau des initiales des mots CVC. Il ne s’agit plus cette fois du recueil d’erreurs de production dans des discours spontanés, mais d’erreurs enregistrées dans des situations expérimentales contraignant le locuteur à produire très rapidement, dans un contexte où les ressemblances infra-phonémiques des unités successives sont contrôlées. Les données apportent tout d’abord des arguments pour l’intervention de représentations de traits phonologiques à une étape antérieure à celle de la programmation motrice. L’analyse des latences montre aussi que les réponses sont particulièrement ralenties lorsque les stimuli successifs partagent le trait de mode. La condition avec partage du voisement n’est en revanche pas associée à des latences différentes de celles de la condition contrôle. Le trait de mode apparaît donc, encore une fois, comme doté d’un statut particulièrement important dans le système phonologique. Dans ces expériences, l’influence du partage du lieu n’est pas étudiée directement, mais l’ajout d’une ressemblance de lieu est présent dans certaines conditions. Une ressemblance supplémentaire au niveau du lieu d’articulation ne retarde pas davantage les réponses. A travers une série de quatre expériences, les auteurs ont ainsi montré que les performances ne sont pas directement explicables par le nombre de traits partagés, car le type de trait impliqué est très important. Leurs résultats plaident donc en faveur de la validité psychologique des classifications de traits phonologiques. La notion de types de traits répartis en mode, lieu et voisement semble pertinente pour les unités de connaissance mises en jeu dans le traitement du langage.

Pour ce qui est de travaux en acquisition, dans son rapport sur les erreurs de prononciation d’écoliers, Williams (1970) montre que les traits distinctifs varient quant à leur degré de stabilité, et cette variation est en elle-même l’indice de représentations individualisées de ces unités infra-phonémiques. Un des traits les moins vulnérables à la substitution est le trait continu. Il s’agit du maintien d’une caractéristique de mode articulatoire, ce qui est cohérent avec le statut prépondérant de ce type de traits d’après la plupart des données jusqu’ici relatées. Chez l’enfant comme chez l’adulte, les traits de mode semblent particulièrement prégnants. Williams (1970, p. 79) note aussi que le trait le moins stable est le trait coronal. Il s’agit d’un trait de lieu d’articulation, et nous verrons que les travaux sur le jugement explicite de similarité concluent également souvent à la moindre importance du statut accordé aux traits de cette classe dans l’estimation de la similitude entre phonèmes. Ils notent enfin un point intéressant pour ce qui est de la notion d’indépendance des types de traits. L’analyse des erreurs montre qu’il n’est pas possible de dire si le voisement est un trait stable ou vulnérable aux substitutions, car cela dépend des autres traits présents dans le phonème. Ils observent ainsi que le voisement est vulnérable aux substitutions quand il est porté par un phonème strident, mais il est stable quand ce phonème n’est pas strident. La dépendance présentée par le traitement du voisement par rapport aux caractéristiques de mode d’articulation du phonème suggère une hiérarchie entre ces types de traits, le voisement étant en cela subordonné au mode. Cette dépendance est cohérente avec celle qui a été observée par ailleurs, dans des épreuves de détection d’erreurs de prononciation en anglais et en néerlandais (Warner et al., 2005).

Dans une étude portant sur de jeunes enfants présentant des troubles du langage, McCormack et Dodd (1996) ont analysé les erreurs de production de 99 enfants d’âge pré-scolaire, en prenant en compte la sévérité de leur déficit langagier. Ils ont montré que la distance entre les productions et les phonèmes cibles augmente, en termes de nombre de traits erronés, dans le même sens que la sévérité du trouble des enfants. De plus, une analyse qualitative des erreurs montre qu’elles préservent moins les traits de lieu que les traits de mode d’articulation, que ce soit chez des enfants présentant des déficits majeurs, un simple retard de langage, ou aucun trouble (groupe contrôle de 24 enfants de 4 ans 3 mois en moyenne).

D’autres études sur le développement d’un système phonologique typique ou atypique chez des enfants atteints de pathologies du langage s’appuient sur le principe du marquage pour expliquer bon nombre d’erreurs de production chez les jeunes enfants. Or, en cas de développement atypique du système phonologique, ce principe de marquage serait particulièrement perturbé pour les traits de lieu, mais plus rarement pour le mode et le voisement (Bernhardt & Stemberger, 2007). Les traits de mode seraient en cela aussi favorisés, alors que le lieu serait plus sensible à la pathologie. Pour un type de trait donné, certaines valeurs de trait ont un statut privilégié, parce qu’elles sont moins complexes, et le trait, qualifié de non-marqué (unmarked), serait utilisé par défaut. Par exemple, en anglais, pour le mode d’articulation, les consonnes occlusives, approximantes et nasales seraient moins marquées que les fricatives et les liquides. Pour les traits de lieu, en anglais, le trait coronal serait le lieu non-marqué. Concrètement, cela se traduit par une acquisition plus précoce des consonnes contenant ce trait et une production particulièrement fréquente de telles consonnes chez les jeunes enfants. Les phonèmes de remplacement dans les erreurs de substitution ont aussi souvent des traits non marqués, et ces derniers sont fréquemment la cible de phénomènes d’harmonie consonantique. Les relations de marquage entre les traits sont censées être universelles (les caractéristiques phonologiques considérées comme non marquée sont les plus largement réparties dans les langues du monde) et/ou dépendantes de la facilité de perception ou d’articulation, mais certains chercheurs estiment qu’elles peuvent quand même varier entre les langues, ou au cours du développement de l’enfant (Fikkert, 2007). Des études de cas d’enfants ayant des systèmes phonologiques atypiques montrent que le trait [dorsal] aurait chez eux le statut de trait de lieu non-marqué, et les consonnes vélaires apparaissent alors souvent comme consonnes de remplacement dans les erreurs par substitution. Le bouleversement des rapports entre traits marqués et non-marqués est donc particulièrement présent en cas de pathologie parmi les traits de lieu. Cela souligne une certaine vulnérabilité de ce type de trait à des pathologies du langage.

Dans le cas de troubles neurologiques accompagnés de déficits phonologiques chez des adultes, on note aussi davantage d’erreurs sur les traits marqués que sur les traits non-marqués. Une étude conduite auprès de 23 patients francophones atteints de diverses formes d’aphasie a analysé les erreurs de répétition de mots et de non-mots, dont certains contiennent des clusters consonantiques où les deux consonnes ont des lieux différents (Béland, Paradis & Bois, 1993). Les erreurs seraient surtout des simplifications, des réponses ‘par défaut’, dans lesquelles les traits marqués seraient remplacés par des traits non-marqués. Les stimuli dont les clusters contiennent deux traits de lieu marqués posent plus de problèmes aux patients que ceux qui contiennent un trait marqué et un trait non marqué pour le lieu. La vulnérabilité des traits de lieu est donc particulièrement élevée en cas de pathologie du langage, chez l’enfant à développement atypique comme chez l’adulte.

Les traits de voisement semblent aussi présenter une fragilité particulière dans certaines pathologies du langage. Chez des patients atteints d’apraxie verbale, les erreurs de voisement sont les plus répandues (Wertz, LaPointe & Rosenbek, 1991, cité par Rogers et Storkel, 1998). Devant cette tendance à faire des erreurs de voisement, Rogers et Storkel (1998) suggèrent qu’un modèle basé sur des relations d’inhibition latérales devrait faire l’hypothèse de relations inhibitrices particulièrement fortes pour le voisement, afin de contrebalancer les erreurs les plus fréquentes.