5.1. Sensibilité aux traits phonétiques chez les bébés

Dès les premiers jours de leur vie, les comportements des bébés humains fournissent les indices d’une étonnante capacité à distinguer certains contrastes phonétiques (Bertoncini, Bijeljac-Babic, Jusczyk, Kennedy & Mehler, 1988). Des expériences explorant les variations d’amplitude de succion non-nutritive chez des bébés de 2 mois ont aussi démontré la précocité de la discrimination de contrastes phonétiques lors du traitement de séries de syllabes CV ou VC (Jusczyk, 1977). Le paradigme d’habituation a également permis de montrer que des enfants de moins de 4 mois sont sensibles à la variation de caractéristiques qui définissent les catégories de voisement (Eimas, Siqueland, Jusczyk & Vigorito, 1971 ; Miller & Eimas, 1983), de mode d’articulation (Eimas & Miller, 1980) et de lieu d’articulation (Eimas, 1974). Que les traits de lieu d’articulation qui sous-tendent la distinction soit pertinents pour sa langue ou pas, l’enfant entre 6 et 8 mois s’avère capable de les discriminer (Werker & Tees, 1984) . Il n’est pas encore dépendant de l’expérience pour les percevoir.

Autour de 7 mois, les enfants vont plus loin en mettant en œuvre cette grande sensibilité dans le traitement d’unités lexicales perçues. Jusczyk et Aslin (1995) ont ainsi montré une sensibilité très précoce à la variation d’un seul trait entre un mot auquel l’enfant a été familiarisé et un mot présenté ensuite, à l’intérieur d’une phrase. A 7 mois-et-demi, les bébés ont porté beaucoup d’attention aux phrases comportant une exacte réplique du mot auquel ils avaient été habitués, mais s’intéressaient moins à des phrases contenant ce mot modifié par un ou deux traits. Ils sont donc alors capables de reconnaître la forme phonologique des mots, pré-requis important pour l’apprentissage des mots qui permettra ensuite d’aller plus loin, en combinant son et signification (Fikkert, 2007). Ils n’ont cependant pas encore cette compétence à 6 mois, alors qu’ils sont déjà capables de discriminer tous les traits phonétiques susceptibles d’exister dans les langues à travers le monde. Vers 7 mois, un progrès considérable se produirait donc dans les capacités du bébé à élaborer des représentations très détaillées des mots entendus, au point de pouvoir les utiliser avec efficacité pour le traitement de mots insérés dans des phrases.

Cependant, il est probable que les corrélats auditifs de ces contrastes phonétiques expliquent ces performances précoces, et leur traitement ne serait pas encore à proprement parlé linguistique. Les capacités de discrimination des sons de parole semblent alors universelles et il faudra attendre que les petits accumulent davantage d’expérience avec leur langue maternelle pour qu’elles deviennent spécifiques à cette langue. A 6 mois, les enfants japonais discriminent par exemple des consonnes comme [r] et [l] sur la base de traits qui ne sont pas pertinents en japonais (Kuhl, Stevens, Hayashi, Deguchi, Kiritani & Iverson, 2006) ; à 4 mois, de petits espagnols discriminent les voyelles [e] et [ε], contraste pertinent en catalan mais pas en espagnol (Bosch & Sebastian-Gallés, 2003). Par contre, vers 9-10 mois, ces compétences inadaptées à la langue maternelle auront disparu chez ces enfants. Werker et Tees (1984) ont montré leur disparition progressive entre 8, 10 et 12 mois, à travers une étude transversale et une étude longitudinale : à partir de 10-12 mois, des expériences linguistiques spécifiques deviennent la condition pour que l’enfant maintienne sa capacité de discrimination phonétique, qui devient alors phonologique.

Une autre limite permet de dire que les enfants de moins de 9 mois ne traitent pas encore les caractéristiques phonétiques comme des unités linguistiques : ils perçoivent aussi de manière catégorielle des stimuli non-verbaux. C’est le cas, par exemple, pour des stimuli non-linguistiques reproduisant les caractéristiques acoustiques du VOT (voiced-onset-time), un indice majeur de la valeur du trait de voisement. La parole n’est donc pas d’emblée perçue au niveau phonémique (Jusczyk, Pisoni, Walley & Murray, 1980). L’observation de performances similaires par des animaux conduit au même type de conclusion (Kuhl & Miller, 1975 ; Kuhl & Padden, 1982 ; Kuhl & Padden, 1983).

Un autre argument empêche d’affirmer que des bébés de moins de 9 mois réalisent un traitement linguistique. A 2 mois, ils ne sont pas encore capables de traiter des segments phonétiques différents du point de vue acoustique comme les membres d’une même catégorie phonémique, par exemple différents exemples de /b/ au début de syllabes CV (Jusczyk & Derrah, 1987 ; Bertoncini, Bijeljac-Babis, Jusczyk, Kennedy & Mehler, 1988), ce qui limite la possibilité de conclure à une véritable perception catégorielle des phonèmes, selon les critères habituellement retenus.

Les bébés naissent donc avec des sensibilités perceptives pré-linguistiques et des préférences qui constituent d’excellents précurseurs les guidant vers l’acquisition du langage (Miller & Eimas, 1983), mais les connaissances phonologiques propres à une langue sont le fruit de l’expérience.