5.2. Sensibilité aux traits phonologiques chez les très jeunes enfants

A la fin de la première année, les enfants n’accordent plus le même poids à des variations non-linguistiques comme la hauteur, le débit, le sexe du locuteur (Houston & Jusczyk, 2000 ; Kuhl, 1983), ou ses émotions (Singh, Morgan & White, 2004). Ils donnent également moins de poids aux contrastes phonétiques non pertinents pour leur langue (Werker & Tees, 1984), vers 9-10 mois pour les consonnes (Best, Lafleur & Roberts, 1995 ; Pegg & Werker, 1997), entre 6 et 8 mois pour les voyelles (Kuhl, Williams, Lacerda, Stevens & Lindblom, 1992 ; Polka & Werner, 1994). Pour certains contrastes peu saillants cela prendra un peu plus de temps, (Polka, Colantoni & Sundara, 2001 ; Sundara, Polka & Genesee, 2006).

Ce développement des compétences pour la structure phonologique spécifique à la langue serait le produit de l’expérience croissante (Anderson, Morgan & White, 2003 ; Kuhl, Williams, Lacerda, Stevens & Lindblom, 1992 ; Werker & Tees, 1984). A partir de la fin de leur première année, les enfants exploiteraient les propriétés statistiques de leur langue. Proposée à des enfants de 8 mois, une exposition intensive à une distribution bimodale d’exemplaires de consonnes opposées quant au voisement (e.g., [da]-[ta]), contraste phonétique initialement difficile, facilite ensuite la discrimination entre deux autres consonnes opposées par le même trait (e.g., [ga]-[ka]) (Maye, Weiss & Aslin, 2008). Une telle familiarisation peut ainsi favoriser chez ces jeunes enfants l’extraction du trait phonologique, immédiatement généralisé. Dès cet âge, les enfants peuvent donc encoder les sons de parole à un niveau abstrait. Cette compétence est associée à l’enfance, car l’exposition à une distribution bimodale pour le voisement, sur la base d’une opposition entre seulement deux consonnes, n’est pas généralisée à d’autres couples de consonnes par des adultes (Maye & Gerken, 2001).

La nature abstraite des représentations phonologiques des enfants à partir de 9 mois apparaît également à travers leur sensibilité au partage du mode d’articulation par les consonnes initiales d’une série de syllabes CVC, bien que les consonnes diffèrent entre les syllabes (Jusczyk, Goodman & Baumann, 1999). Leurs représentations des sons de parole subiraient alors une réorganisation importante par laquelle de véritables catégories de traits phonologiques et de phonèmes s’élaborent. Notons que ce bouleversement est contemporain d’un début de reconnaissance des mots, que les chercheurs situent généralement autour vers 10-12 mois (Benedict, 1979 ; Mills, Coffey & Neville, 1993) avec, en français, la capacité à reconnaître des mots familiers en dehors d’indices venant de l’intonation à partir de 10 mois et demi (Hallé & Boysson-Bardies, 1994). Il s’agit alors d’une véritable représentation linguistique (et non pas acoustique) des mots, puisque les enfants peuvent les reconnaître bien qu’ils soient prononcés par d’autres voix ou avec d’autres intonations que dans la phase d’apprentissage. Pour certains auteurs, vers 9-10 mois, les enfants analysent finement le signal acoustique pour accorder un statut particulier à certains traits plutôt qu’à d’autres en fonction de leur pertinence linguistique. Jusczyk et Aslin (1995) ont montré chez des enfants encore plus jeunes (8 mois) une certaine sensibilité à la variation d’un trait unique dans une situation impliquant un véritable traitement de la parole. Après avoir été familiarisés avec l’écoute de plusieurs formes du mot ‘dog’, les enfants ont manifesté une préférence pour des morceaux de phrases contenant ce mot. Cette préférence n’apparaît pas si l’enfant a été auparavant familiarisé avec la répétition de ‘bog’, qui diffère de ‘dog’ par un seul trait. Ce résultat, relevé chez des enfants particulièrement jeunes dans une situation de type lexical reste cependant un peu isolé.

La nature du code utilisé dans les actiivités lexicales de l’enfant vers un an est cependant débattue. Selon certains auteurs, vers 11 mois, lorsque les activités référentielles deviennent possibles avec les mots, les traitements analytiques seraient en effet transitoirement remplacés par un traitement plus global, donnant lieu à des représentations phonologiques lexicales sous-spécifiées. L’émergence de la signification des mots et la mise en place d’un lexique de réception s’accompagnerait donc d’une certaine régression quant à la finesse des traitements phonologiques. Dépasser ce mode de traitement global et lui préférer une analyse détaillée des mots demanderait du temps. Cette préférence n’apparaîtrait pas avant 18-20 mois selon Hallé et Boysson-Bardies (1996), et ne deviendrait générale qu’à partir de 5 ans pour certains auteurs. Cette préférence pourrait aussi être dépendante de la taille du lexique mental.