5.3.2. Effet de la similarité phonologique graduelle chez l’enfant

Il est possible de douter du caractère abstrait des catégories phonétiques enfantines. En effet, si des enfants testés entre 14 et 23 mois sont sensibles à une erreur de prononciation n’impliquant qu’un seul trait, certains travaux montrent que leur réaction n’est cependant pas accrue lorsque l’erreur porte sur trois traits plutôt qu’un seul, contrairement aux réactions modulées graduellement chez les adultes (Bailey & Plunkett, 2002 ; Swingley & Aslin, 2002).

Pourtant, des expériences récentes apportent des arguments favorables à une sensibilité du jeune enfant à la détérioration d’un nombre croissant de traits. L’originalité de la recherche de White et Morgan (2008) est de proposer à l’enfant une tâche sémantique à partir de paires d’objets, l’un familier, l’autre non-familier, dans un paradigme de regard préférentiel. Le nom de l’objet familier est correct, ou comporte une erreur impliquant un, deux ou trois traits. Les résultats répliquent tout d’abord à sensibilité des enfants à une détérioration impliquant un seul trait. En effet, les enfants de 19 mois regardent moins l’objet familier s’il est désigné par un nom comportant un trait phonologique incorrect que si le mot est parfaitement prononcé. Cette étude est cependant la première à montrer que la durée de fixation décroît linéairement avec le nombre de traits incorrects (i.e., 1, 2 ou 3 traits différents, dans les catégories mode, lieu et voisement). La présentation d’un objet non-familier (et non pas familier comme dans les expériences antérieures), en présence de l’objet connu mais mal nommé, offre sans doute un contexte plus proche de celui du jeune enfant apprenant les noms de nouveaux objets. L’objet non-familier, dont le nom n’est pas encore connu, pourrait plus facilement attirer l’attention de l’enfant à l’écoute d’un nom imparfait pour l’objet connu. Les enfants de cet âge disposeraient donc déjà, à un niveau infra-phonémique (celui des traits), des représentations phonologiques aussi raffinées que celles des adultes. Certains détails du dispositif expérimental (ici, la non-familiarité de l’objet concurrent) sont cruciaux pour mettre à jour cette compétence. Chez ces jeunes enfants, les traits joueraient donc déjà un rôle dans l’organisation phonologique du lexique mental. Enfin, chez des enfants plus grands mais d’âge pré-scolaire (3 ans à 4 ans et demi), Graham et House (1970) ont montré que la détection d’une différence entre deux consonnes est mieux réussie lorsqu’elle implique deux traits plutôt qu’un seul. Toutefois, au-delà de deux traits différents (jusqu’à 6 traits), le pourcentage d’erreurs ne varie plus significativement, ce qui ne permet pas vraiment de parler d’un effet graduel du nombre de traits (peut-être à cause d’un effet plafond).

Pour savoir si les catégories phonétiques initialement extraites par les jeunes enfants sont véritablement des représentations phonologiques abstraites, il convient de tester si elles représentent vraiment des traits distinctifs. Si c’est le cas, cela veut dire que l’enfant qui apprend que /d/ et /t/ sont des unités distinctes de sa langue, considère aussi que le voisement a un rôle distinctif dans cette langue pour opposer d’autres phonèmes ayant un autre lieu d’articulation (e.g., /g/ et /k/). Nous avons déjà signalé qu’à partir de la fin de leur première année, les enfants exploitent les propriétés statistiques de leur langue et l’exposition intensive à une distribution bimodale d’exemplaires de consonnes opposées quant au voisement (e.g., [da]-[ta]) facilite ensuite la discrimination entre deux autres consonnes opposées par le même trait (e.g., [ga]-[ka]) (Maye, Weiss & Aslin, 2008). Une telle familiarisation peut ainsi favoriser chez ces jeunes enfants l’extraction du trait phonologique, immédiatement généralisé et apparemment abstrait. Selon Maye et Gerken (2001), cette compétence est associée à la toute petite enfance, car l’exposition à une distribution bimodale pour le voisement à partir de deux consonnes n’est pas généralisée à d’autres couples de consonnes par des adultes (Maye & Gerken, 2001). Toutefois, d’autres travaux ont montré qu’après avoir appris un nouveau contraste dans un contexte restreint, des adultes généralisent ce qu’ils viennent d’apprendre. Ces expériences ne concernent pas des enfants, mais étudient tout de même l’acquisition de catégories phonologiques. McClaskey, Pisoni et Carrell (1983) ont ainsi entraîné des adultes anglais à distinguer trois valeurs de voisement, alors que leur langue maternelle n’en comporte que deux. Les participants ont immédiatement généralisé ces trois catégories à des consonnes ayant un autre lieu d’articulation que celles de l’apprentissage. L’effet a été répliqué avec l’apprentissage de tons en chinois mandarin (Wang et al., 1999). Des données en potentiels évoqués confirment de telles généralisations : la MisMatch Negativity (MMN) témoigne de la capacité à discriminer les nouvelles catégories, y compris sur des consonnes pour lesquelles il n’y a pas eu d’entraînement (Tremblay, Kraus, Carrell & McGee, 1997). Cette généralisation nécessite cependant, chez l’adulte, mais apparemment pas chez l’enfant, un enseignement explicite sur le nombre de distinctions phonétiques qui doivent être apprises. La simple exposition à des exemples ne suffit pas à l’adulte pour généraliser ce qu’il apprend et donc à élaborer de véritables représentations de traits phonologiques (Maye & Gerken, 2001). La façon dont les représentations phonologiques abstraites se développent, en particulier à un niveau infra-phonémique, n’est donc pas encore élucidée.