5.3.3. Effets de similarité phonologique et types de traits

L’hypothèse jakobsonienne parlait d’un développement séquentiel des oppositions phonologiques. Pour ce qui est d’une différence de sensibilité des enfants à des changements opérés sur différents types de traits, il existe cependant encore assez peu de données.

5.3.3.1. Une préférence précoce pour le mode

Une distinction a tout de même été observée entre la sensibilité de bébés de 9 mois au partage des traits de mode et des traits de lieu d’articulation (Jusczyk, Goodman & Baumann, 1999). Les auteurs ont évalué le temps passé par les bébés à tourner leur tête du côté où ils entendaient des séries de stimuli, qui pouvaient partager ou non une caractéristique phonologique. Ils ont ainsi relevé une préférence des bébés pour des séries où les syllabes commençaient par des consonnes différentes (des occlusives sonores) qui partagent le mode d’articulation, alors que le partage du lieu d’articulation ne créait pas d’attirance particulière à cet âge. Les auteurs ont interprété cette capacité (et préférence) précoce par les caractéristiques acoustiques des indices associés à ces catégories de traits, en reprenant les remarques, déjà évoquées ici, de Stevens (1996). Selon lui, les indices acoustiques du mode sont particulièrement clairs et l’identification du lieu d’articulation dépendrait de l’identification préalable du mode. Chez des enfants plus grands, mais d’âge pré-scolaire (entre 3 ans 7 mois et 5 ans 11 mois), Storkel (2002) a utilisé une épreuve de choix forcé pour induire une classification de mots nous renseignant sur l’organisation du voisinage lexical. Lorsque ce voisinage n’est pas très dense, l’auteur montre que les enfants rapprochent les mots non seulement selon la ressemblance des consonnes initiales, mais aussi en fonction de la similarité de mode d’articulation pour la rime.

Une telle préférence pour les traits de mode n’a cependant pas été observée chez des enfants un peu plus âgés, testés il est vrai avec un dispositif expérimental plus complexe et impliquant une activité d’apprentissage lexical. En effet, White et Morgan (2008) sont les premiers à avoir montré chez des enfants de 19 mois une sensibilité graduelle au nombre de traits incorrects dans un mot pour considérer qu’il désigne ou non son référent. Toutefois, ils ne relèvent aucune différence d’effet en fonction du type de trait incorrect : pour les enfants de 19 mois, une erreur de mode, de lieu ou de voisement a le même poids, et ceci quel que soit le lieu d’articulation du nom dans sa version correcte. Les auteurs reconnaissent toutefois qu’il ne s’agit que d’une remarque a posteriori, car le matériel n’était pas directement destiné à tester une hypothèse à ce propos, et le choix des mots était extrêmement contraint par la nécessaire familiarité des mots pour les jeunes enfants.

Par ailleurs, selon Carter (1987), les traits de mode d’articulation seraient moins variables que les autres, aussi bien de manière intra-individuelle qu’inter-individuelle, ce qui pourrait ne pas être étranger à leur intelligibilité. Ils constitueraient des indices de reconnaissance privilégiés (notamment par rapport au lieu d’articulation), à la fois fiables dans l’information d’entrée et contraignants pour le processus de reconnaissance de mot.

Accorder un statut important au mode d’articulation plutôt qu’à d’autres types de traits pourrait être un choix tout à fait approprié pour les enfants, et explicable par les caractéristiques de la langue, ici l’anglais. Le maintien de ce trait pourrait réduire l’ambiguïté quant à l’identité du phonème mais aussi du mot, augmentant ainsi la quantité d’information transmise et la qualité de la communication. Logan (1992) montre en effet que le voisinage lexical des mots des enfants entre 1 et 5 ans est peu fourni s’il est calculé à partir du partage du mode d’articulation plutôt qu’à partir d’autres types de traits. Cet effet est particulièrement net entre 1 et 3 ans, tranche d’âge normalement marquée par un rapide enrichissement lexical. Bien traiter le mode permet alors de reconnaître un mot à partir d’un voisinage peu dense, ce qui réduit les risques de confusion. C’est pourquoi une place prépondérante du mode d’articulation dans les représentations lexicales, au moins à cet âge, pourrait être tout à fait économique.