5.3.3.2. Difficultés de l’enfant pour le voisement

Pour des enfants plus âgés, les travaux de Treiman (1985, Expérience 2) montrent que les difficultés à distinguer un stimulus et une cible tendent à s’accroître s’ils diffèrent par un faible nombre de traits, sans que cet effet soit cependant significatif. Une analyse post hoc montre que la différence la moins bien perçue par les enfants est celle qui porte sur le trait de voisement. Cet effet est confirmé (Expérience 3) chez des enfants de 4 ans et 8 mois et de 5 ans-et-demi. Plus récemment, Treiman et ses collègues ont montré qu’une tâche de reconnaissance de consonnes occlusives est moins bien réussie par des enfants de 5 ans lorsque la différence devant motiver le rejet de l’item portait seulement sur le voisement, plutôt que sur le lieu ou le voisement et le lieu (Treiman, Broderick, Tincoff & Rodriguez, 1998, Expérience 1). Le résultat a été confirmé sur des fricatives (Expériences 2 et 3).

Sans parler d’une difficulté générale de discrimination pour le trait de voisement, Aslin, Pisoni, Hennessy et Perrey (1981) signalent tout de même une difficulté particulière des enfants avec celui-ci lorsqu’il oppose des occlusives bilabiales ([b] et [p]) en français comme en espagnol. Cette difficulté des enfants à traiter des différences de voisement a par ailleurs été repérée dans des épreuves de mémoire à court terme, avec notamment beaucoup de confusions entre /ga/ et /ka/ (Eimas, 1975). Des données recueillies dans une épreuve de choix forcé (même / différent) chez des enfants de 3 ans à 4 ans-et-demi montrent que la hiérarchie des traits pour ce qui est de leur intelligibilité varie cependant au cours du développement chez de petits anglophones : pour les consonnes, Graham et House (1970) montrent que le voisement et la nasalité ne sont pas les traits les mieux perçus par ces enfants, contrairement à ce qu’on observe chez les adultes. Shvachkkin (1966, cité par Graham & House, 1970) avait également montré que les enfants apprennent à distinguer les consonnes plus ou moins facilement selon les traits qui les opposent, l’opposition voisé / non-voisé étant une de celles les plus tardivement acquises. Notons par contre la stabilité de la forte intelligibilité du trait fricatif au fil du développement.

Plus récemment, en espagnol, Ortiz et al. (2007) ont comparé les performances d’un groupe d’enfants dyslexiques hispanophones avec deux groupes contrôles, l’un pour l’âge, l’autre pour le niveau de lecture : leur étude fournit donc aussi des informations sur le développement normal quant à la discrimination de lieu (e.g., /pa/-/ta/), de voisement (e.g., /pa/-/ba/) et de mode (e.g., /ba/-/ma/). Tous les groupes s’avèrent moins précis dans leurs réponses pour le voisement que pour le lieu d’une part, et pour le voisement que pour le mode d’autre part. Ces résultats sont donc cohérents avec ceux que nous venons d’évoquer et qui soulignent les difficultés perceptives des enfants avec le voisement. Entre les groupes contrôles pour le niveau de lecture (7 ans-et-demi) et pour l’âge (10 ans), on enregistre des progrès seulement pour le mode (passage d’une discrimination de 58% à 70%) et le lieu (passage de 65% à 80% de discrimination) et pas pour le voisement (passage de 45% à 44%). Concernant la vitesse de réponse, tous les groupes sont plus lents pour le lieu que pour le voisement et le mode. En bref, le lieu est plutôt bien discriminé, mais avec lenteur. Les décisions pour le voisement sont rapides, mais ce sont aussi les moins exactes : il y a des phénomènes complexes d’échange rapidité-exactitude pour le traitement du voisement et du lieu en espagnol, ce qui ne permet pas de parler d’une relation hiérarchique claire entre les deux types de traits. En revanche, le traitement du mode est un peu moins exact que celui du lieu, mais davantage que celui du voisement, et il est très rapide (autant que celui du voisement, et plus que celui du lieu), ce qui le place en bonne position, de manière générale, dans la hiérarchie de ces trois types de traits, pour ce qui est de la discrimination chez l’enfant. Sa prédominance est néanmoins moins évidente qu’elle ne le sera chez l’adulte, et ce statut privilégié du mode se consolide avec le temps.

Lorsqu’il s’agit d’épeler des mots, Treiman (1993) a aussi montré que des enfants au début de l’apprentissage de la lecture font beaucoup d’erreurs portant sur le voisement des consonnes, alors que les consonnes erronées produites sont en général correctes du point de vue du mode d’articulation et du lieu. Les erreurs de voisement vont d’ailleurs persister chez des enfants plus âgés présentant des difficultés avec l’apprentissage de la lecture (Kibel & Miles, 1994). Lorsque Rack, Hulme, Snowling et Wightman (1994) ont tenté d’apprendre à des enfants de 5 ans à lire à haute voix des non-mots tels que « dbl » en les prononçant comme le mot « table » (différence de voisement pour l’initiale), cette tâche s’est avérée plus facile que si le non-mot proposé était « plb » différence de lieu pour l’initiale). Cela souligne encore la faible fiabilité des oppositions basées sur le voisement chez les enfants.

L’ensemble de ces résultats suggère que le voisement est un trait moins saillant que le lieu pour les enfants, sa place pourrait être moins importante que celle d’autres traits dans leur système de représentations phonologiques. Treiman et al. (1998) interprètent ces données en reprenant la distinction proposée par Clements et Hume (1985) et que nous avons évoquée plus haut, entre des traits de type laryngés (voisement et aspiration) d’une part, et des traits rassemblés sous le nœud de la cavité orale (traits de lieu et de mode d’articulation). Cette dernière catégorie rassemblerait des traits phonologiques plus saillants pour les enfants avant l’apprentissage de la lecture et poserait moins de problème au début de cet apprentissage.