5.3.3.4. Inversion de la hiérarchie voisement / mode dans les productions enfantines

Nous avons vu qu’en perception de la parole, les enfants se caractérisent par des difficultés pour le voisement, que l’on ne retrouvera plus chez l’adulte. En production de la parole, la hiérarchie des traits n’est pas non plus la même chez les enfants et les adultes. Elle semble marquée chez l’enfant par une meilleure efficacité pour le voisement que pour le mode, ce qui peut paraître paradoxal étant donné les difficultés des enfants pour la perception du voisement.

Dans une recherche sur les erreurs de production d’enfants de 1 an 7 mois à 6 ans, Jaeger (1992) a observé une majorité d’erreurs impliquant une substitution ou un échange de phonèmes, ce qui suppose une organisation segmentale des représentations phonologiques de ces enfants. Dans des travaux antérieurs, ils avaient déjà observé que les erreurs des enfants portant sur un seul trait permettaient de placer les traits sur une échelle qui n’est pas la même que celle des adultes. La structure du système phonologique subirait ainsi des changements au fil du développement. A partir d’un corpus de 366 erreurs de substitution pour des consonnes, ils montrent l’importance de la similarité en termes de traits phonétiques partagés. Ils observent que les erreurs les plus fréquentes impliquent un seul trait (61% des erreurs à 1 an, 46% à 2 ans, 56% à 3 ans, 53% à 4 ans et 60% à 5 ans), et la moyenne du nombre de traits impliqués dans les erreurs est statistiquement inférieure à ce qu’aurait pu déterminer le hasard. Nous avions vu que, chez les adultes, les erreurs par substitution de phonèmes impliquaient généralement peu de traits. Jaeger (1992) note que ce phénomène est encore plus net chez les enfants. Pour ce qui est de la hiérarchie des types de traits, sur l’ensemble des enfants, les traits les plus impliqués dans les erreurs sont les traits de lieu (75% des erreurs), puis viennent les erreurs impliquant les traits de mode, continu (33%) et fricatif (27%), viennent ensuite les erreurs de voisement (20%) et enfin les erreurs sur le trait nasal (14%). Chez ces jeunes enfants, les traits de lieu semblent ici les plus vulnérables. L’auteur rapproche ses données de celles obtenues par Van den Broecke et Goldstein (1980) dans une étude similaire chez des adultes. L’échelle allant des traits suscitant le moins d’erreurs à ceux qui en provoquent le plus est Voisement > Mode > Lieu pour les enfants, mais elle est Mode > Voisement > Lieu pour les adultes. Le statut particulièrement robuste des traits de mode chez l’adulte semble donc s’établir au cours de l’enfance. Jaeger (1992) suggère que le voisement est un principe d’organisation phonétique plus important chez l’enfant que chez l’adulte, qui lui préférera le mode d’articulation. Dans son étude à propos du phénomène de ‘langue qui a fourché’, cet auteur a également montré que les substitutions de lieu étaient les erreurs les plus fréquentes à la fois chez les adultes et chez les enfants de 1 an 7 mois à 6 ans ; mais les enfants ont fait moins d’erreurs de voisement que les adultes ce qui suggère, ici encore, un rôle plus important du voisement en tant que critère d’organisation chez les enfants.

En bref, les enfants de quelques mois présentent déjà une forte sensibilité à des variations impliquant des traits phonologiques, mais celle-ci ne s’apparente à une compétence linguistique que dans la deuxième partie de la première année. A partir de leur deuxième année, les enfants sont sensibles à des erreurs de prononciation de mots portant sur un seul trait phonologique et leurs réactions s’accroissent avec le nombre de traits déviants, pour peu qu’ils soient testés avec des dispositifs expérimentaux adaptés aux jeunes enfants. L’établissement de représentations phonologiques détaillées au niveau infra-phonémique se manifeste en particulier dans des situations apparentées à l’apprentissage lexical. L’organisation des traits phonologiques en types de traits hiérarchisés, difficile à cerner chez l’adulte, est encore plus mal connue chez l’enfant. Les données sont encore parcellaires et éparses à ce sujet. Le développement de cette hiérarchie semble complexe, il ne se fait apparemment pas tout à fait au même rythme pour la perception et pour la production. Le développement d’un système phonologique efficace semble néanmoins marqué par une tendance à accorder une importance majeure au mode d’articulation, la relation hiérarchique entre le voisement et le lieu d’articulation étant moins stable, comme c’est également le cas à travers les études chez l’adulte.