5.4. Aspects tardifs du développement de l’organisation phonologique des enfants

Certains travaux montrent que des enfants relativement âgés, jusqu’à 8 ans, commettent encore des erreurs dans des épreuves de discrimination phonémique, que celles-ci proposent des tâches de sélection d’image ou de jugement de similarité phonologique (pour des enfants de 2 ans, Eilers & Oller, 1976 ; Stager & Werker, 1997).

Nous avons vu que des procédures expérimentales parfois mal adaptées aux capacités mnésiques ou attentionnelles des enfants pouvaient en partie expliquer des difficultés apparentes à utiliser des représentations phonologiques détaillées, en particulier chez les enfants avant 2 ans. Pour ce qui est des enfants plus grands, mais d’âge pré-scolaire, l’immaturité des capacités métaphonologiques avant l’apprentissage de la lecture pourrait aussi expliquer en partie leurs difficultés dans des épreuves visant à apprécier l’organisation de leurs représentations phonologiques. La catégorisation perceptive étonnamment faible relevée chez les enfants dans les épreuves d’identification et de discrimination classiquement proposées aux adultes pourrait en partie s’expliquer par une difficulté à comprendre des consignes impliquant une manipulation délibérée des phonèmes, et une faible habitude de focaliser consciemment leur attention sur de telles unités, avant d’être confrontés à l’apprentissage de la lecture. Il est en tout cas difficile de recueillir les indices d’une perception catégorielle des phonèmes chez de jeunes enfants.

Par exemple, Bogliotti, Messaoud-Galusi et Serniclaes (2002) ont utilisé un continuum /do/-/to/, en faisant varier le VOT de syllabes naturelles de –50 ms à +50 ms. Dans une tâche d’identification, les enfants de 10 ans réussissent la tâche et seuls les stimuli les plus ambigus (situés à la frontière catégorielle) ne permettent pas de réponse tranchée. Par contre, les enfants de 5 ans ne parviennent pas à faire la différence entre /do/ et /to/, et répondent /to/ dans 60% des cas, quel que soit le stimulus. De même, dans une tâche de discrimination portant sur le même matériel, seuls les enfants de 10 ans présentent un pic de discrimination pour les stimuli situés à la frontière phonologique en français, alors que les enfants de 5 ans répondent au hasard. Dans cette étude, les réponses des enfants pré-lecteurs ne reflètent donc pas de véritable traitement catégoriel des phonèmes. Pour les auteurs, cela suggère que les enfants ne perdent pas vraiment la capacité à traiter des différences phonétiques fines dans la première année de leur vie, mais modifient leur mode de traitement qui devient linguistique. La mise en place de compétences phonologiques, spécialisées dans le traitement des frontières présentes dans la langue maternelle, ne ferait pas totalement disparaître le niveau de traitement phonétique se rapportant aux frontières auditives naturelles. Toutefois, il est vraisemblable que l’apprentissage réussi de la lecture est associé à une modification de l’équilibre entre ces deux compétences, au profit de traitements phonologiques précis des phonèmes de la langue. Cela serait en tout cas cohérent avec les données de Nittrouer et Miller (1997) : les enfants de 7 ans réalisent la catégorisation de phonèmes d’une manière plus proche de celle des adultes que les enfants de 4 ans.

En ce qui concerne la période qui suit le début de l’apprentissage de la lecture, les différences entre les profils de performances des enfants (ou adolescents) et des adultes peuvent moins largement s’expliquer par une difficulté à manipuler délibérément les représentations phonologiques (capacités métaphonologiques), puisque ces compétences se développent en association avec l’entrée dans l’écrit. Pourtant, quelques données montrent que l’organisation détaillée des représentations phonologiques évolue encore jusqu’au milieu de la deuxième décennie d’un individu, même en dehors de toute difficulté d’apprentissage de la lecture. Certains travaux montrent en effet qu’une frontière catégorielle marquée n’est pas systématiquement observée chez les enfants. Dans une étude portant sur des participants de 6 à 12 ans et demi, Hazan et Barrett (2000) ont observé que la tâche d’identification de phonème, réalisée à travers un choix forcé entre deux réponses, est de mieux en mieux réussie entre ces deux âges. Cependant, les réponses des enfants de 12 ans et demi ne reflètent pas encore des catégories phonémiques aussi stables que celles des adultes, aussi bien lorsque la différence repose sur un contraste de lieu d’articulation (/d/-/g/, /s/-/∫/), que sur le voisement (/g/-/k/, /s/-/z/). En français, Simon et Fourcin (1978) ont également observé, entre 2 et 14 ans, une amélioration de la catégorisation de stimuli dont le VOT varie de manière continue. D’après leur étude, les enfants anglophones ne donneraient des réponses témoignant d’une perception catégorielle des phonèmes que vers 5-6 ans, et les enfants francophones seulement 2 ans plus tard. Serniclaes et al. (2004) ont aussi montré un effet de l’âge sur la perception catégorielle chez des enfants dotés d’un niveau de lecture normal. Le développement d’une compétence à catégoriser les phonèmes sur un mode adulte semble particulièrement long, puisque Flege et Eefting (1986) ont montré des différences significatives quant à la netteté des frontières catégorielles de phonèmes entre 9 ans et 17 ans, mais aussi entre 17 ans et l’âge adulte.

De plus, lorsqu’elle existe chez l’enfant, la réponse catégorielle ne se fait pas selon des critères identiques à ceux des adultes. Flege et Eefting (1986) montrent ainsi que, en anglais comme en espagnol, la frontière catégorielle pour les enfants de 8 à 10 ans correspond à une durée de VOT plus courte que pour les adultes et cette différence existe encore à 17 ans. Williams (1979) observe aussi ce changement progressif du VOT correspondant à la frontière catégorielle, entre 8 et 16 ans.

La perception catégorielle des phonèmes par les enfants est souvent étudiée à propos du voisement, et il se peut que l’immaturité de la configuration de leurs résultats soit particulièrement marquée pour ce type de trait. Dans une recherche conduite auprès d’enfants de 3, 5 et 7 ans, Nittrouer (1992) montre qu’ils se distinguent des adultes en accordant un poids particulièrement fort aux indices acoustiques dynamiques (transitions de formants), par rapport aux indices spectraux, plus ‘statiques’. Les résultats de Nittrouer et Miller (1997) confirment que, contrairement aux adultes, les enfants accordent plus de poids aux transitions formantiques, qu’aux caractéristiques statiques du signal, comme les caractéristiques spectrales associées au bruit de friction (caractéristiques qui n’impliquent pas de changement spectral au cours du temps) pour catégoriser les consonnes fricatives /s/ et /∫/. Cette préférence va s’atténuer entre 4 et 7 ans. Par ailleurs, les enfants ne modulent pas encore cette préférence en fonction du contexte vocalique, comme le feront les adultes. Ainsi, chez les enfants de 4 et 7 ans, le traitement catégoriel des consonnes n’est pas encore influencé par une connaissance précise de la façon dont l’environnement module la quantité d’information apportée par les différents types d’indices acoustiques.

Au cours de l’enfance, les réponses semblent devenir de plus en plus catégorielles, de manière générale. Ce développement serait cependant particulièrement lent pour certains contrastes phonologiques dit ‘fragiles’, parce qu’ils sont peu représentés dans les langues du monde (idée soutenue par Jakobson) et sont peu expérimentés par l’enfant, et/ou parce que leurs indices acoustiques sont moins saillants que ceux des contrastes ‘robustes’ (Burnham, 1986). Une connaissance véritablement linguistique serait acquise plus tôt par les enfants pour les phonèmes les plus fréquents (Anderson, Morgan & White, 2003), car cette acquisition dépendrait d’un apprentissage statistique (Maye et al., 2008). Selon l’hypothèse développée par Flege, les principales propriétés acoustiques des exemplaires typiques des catégories phonémiques, ainsi que le poids qu’il convient d’accorder à chacun de ces indices, prendrait du temps à se développer pendant les années d’âge scolaire (Walley & Flege, 1999).

L’incapacité à se baser sur les seuls traits nécessaires à l’identification des phonèmes pourrait aussi caractériser le traitement phonologique des enfants et expliquer leurs difficultés dans les tâches de perception catégorielle. Une expérience de catégorisation phonémique pour des couples de consonnes occlusives ou des couples de fricatives se différenciant par le lieu ou le voisement a permis à Hazan et Barrett (2000) de comparer les réponses d’enfants de 6 à 12 ans à celles d’adultes. Les tests d’identification imposaient un choix forcé entre deux réponses. Ils ont tout d’abord montré que le changement dans le choix de catégorie phonémique est véritablement abrupt sur le continuum des stimuli seulement après 10 ans, ce qui est cohérent notamment avec les données de Bogliotti et al. (2002) que nous avons évoquées. De plus, la courbe de réponse des enfants de 12 ans n’est pas encore celle des adultes : les réponses sont encore particulièrement peu cohérentes pour les stimuli les plus ambigus. Enfin, les expérimentateurs ont détérioré certains indices acoustiques, un à un, dans les stimuli présentés. Pour le voisement comme pour le lieu d’articulation, différents indices peuvent contribuer à l’identification du trait. La suppression d’un seul d’entre eux n’empêche donc pas de réaliser la tâche. Toutefois, les enfants de 6 à 12 ans sont beaucoup plus perturbés que les adultes par la réduction des indices disponibles et leurs réponses perdent leur cohérence si ces indices sont limités. Cela suggère que les stratégies perceptives des enfants sont moins flexibles que celles des adultes, et les auteurs pensent que leur vulnérabilité à la suppression de certains indices montre qu’ils se basent davantage que les adultes sur des ensembles intégrés de traits. Cela pourrait contribuer à expliquer par exemple leur plus grande vulnérabilité au bruit dans les tâches de perception de la parole (Elliot, 1979). Les enfants restent longtemps plus vulnérables au bruit que les adultes pour l’identification des consonnes dans des pseudo-mots, et il faut attendre l’âge de 15 ans pour observer des performances qui ne se distinguent plus de celles des adultes (Johnson, 2000). Le bruit laisserait passer certains traits, qui suffiraient aux adultes mais romprait l’unité des indices, importante pour les enfants.

Cette faiblesse de cohérence dans l’identification de phonèmes chez les enfants peut être rapprochée de leurs faibles compétences dans des activités verbales impliquant des connaissances phonologiques fiables. Ainsi, les productions verbales des enfants témoignent d’une variabilité intra-individuelle plus forte que celle des adultes, entre 5 et 14 ans, tant du point de vue des aspects temporels que des aspects spectraux, sans doute en lien avec le développement du tractus vocal (Lee, Potamianos & Narayanan, 1999), mais aussi avec la relative imprécision de leurs représentations phonologiques.

Dans nos précédentes expériences, les effets de similarité phonétique en lecture ont été évalués en manipulant seulement la ressemblance de voisement, et nous proposons ici dans cette thèse des expériences manipulant la ressemblance phonétique avec d’autres catégories de traits phonétiques, comme le mode et le lieu (chapitre 3, parties 4 et 5), permettant de faire émerger une certaine organisation hiérarchique des catégories de traits phonétiques. En effet, une autre partie de notre travail expérimental consiste à étudier la pertinence de la notion de catégories de traits et sa hiérarchie dans des tâches impliquant d’autres contraintes, métalinguistiques.