6.3.1.3. Déficit d’analyse phonologique et/ou déficit d’accès au lexique phonologique

La théorie phonologique « classique » explique les difficultés sévères rencontrées par les dyslexiques en lecture de mots nouveaux par la faiblesse de leurs habilités phonologiques en dehors de la lecture, entre autres, en analyse phonémique de la parole et en mémoire à court terme phonologique. Ainsi, les dyslexiques sont particulièrement déficitaires dans des tâches de perception de parole lorsqu’il s’agit de supprimer soit le premier phonème, soit l’attaque d’une syllabe (Bruck & Treiman, 1990). L’étude de Bruck et Treiman porte ainsi sur un aspect particulier de la phonologie anglaise assez problématique pour les enfants : les clusters comme /fl/ et /sp/ apparaissant en début de mots. D’après eux, ces clusters, bien qu’ils contiennent deux phonèmes, fonctionnent comme des unités individuelles, et les enfants dyslexiques ont du mal à accéder aux phonèmes individuels dans les épreuves de conscience phonologique, et à se les représenter en épellation. Temple et ses collaborateurs (2001) ont aussi montré que les enfants dyslexiques étaient particulièrement peu performants pour effectuer des jugements phonologiques (jugements de rimes) comparés aux enfants normo-lecteurs. Aujourd’hui, la plupart des auteurs s’accordent pour dire que, chez les dyslexiques, la conscience phonologique, pré-requis à l’apprentissage de la lecture, est affaiblie, constituant ainsi le déficit essentiel de la dyslexie.

L’entraînement à la conscience phonologique est cependant possible, et faciliterait l’apprentissage de la lecture. A ce propos, Lundberg et ses collaborateurs (1988) ont clairement démontré que les enfants précédemment entraînés à des exercices de métaphonologie amélioraient à terme leurs compétences en lecture. Des déficits dans ces deux domaines d’analyse et de mémoire phonologique peuvent entraver la mise en place du décodage vu que, pour utiliser cette procédure, il faut d’abord mettre en correspondance les unités infra-lexicales de l’écrit (les graphèmes), avec les unités correspondantes de l’oral (notamment les phonèmes). Il faut ensuite assembler les unités résultant du décodage pour accéder aux mots. La première opération nécessite des habiletés d’analyse phonémique, la seconde implique la mémoire phonologique à court terme. Un enfant dont le code phonologique serait trop imprécis pour permettre d’extraire les phonèmes et souffrant en plus d’un déficit mnésique devrait difficilement pouvoir utiliser le décodage (Liberman et al., 1982 ; Mann & Liberman, 1984 ; McDougall et al., 1994 ; Scarborough, 1998). Le déficit de lecture des mots nouveaux proviendrait donc d’un trouble cognitif spécifique, de nature phonologique (Snowling, 2000).

Plus récemment, des déficits de précision, et surtout un ralentissement de l’accès au lexique a été décrit chez les dyslexiques (Bowers & Wolf, 1993 ; Wolf & Bowers, 1999 ; Wolf et al., 2000 ; Wolf et al., 2002). Partant de ce constat, certains auteurs considèrent deux sources indépendantes à l’origine des déficits en lecture des dyslexiques, l’une reliée aux compétences d’analyse et de mémoire phonologique (généralement évaluées par la précision de la réponse), l’autre reliée à l’accès lexical, généralementévaluée par le temps de réponse dans des tâches de dénomination rapide (Rapid Automatic Naming, ou RAN) d’items très fréquents : images d’objet (une table, un ballon…), ou de couleur (rouge, bleu…), suites de nombres ou de lettres. Ainsi, des études dans lesquelles des lecteurs à risque pour l’apprentissage de la lecture et des lecteurs contrôle sans difficulté particulière ont été suivis pendant plusieurs années, depuis une période précédant l’apprentissage de la lecture, indiquent aussi que les prédicteurs les plus fiables de cet apprentissage sont les capacités d’analyse et de mémoire phonologiques ainsi que celles de dénomination rapide. C’est ce qui ressort de la méta-analyse de Scarborough (1998), qui a porté sur 61 études incluant plus de 30 enfants suivis pendant un à trois ans depuis un âge se situant entre 4 ans-et-demi et 6 ans. Dans cette perspective, la combinaison de ces deux déficits serait particulièrement perturbante pour l’apprentissage de la lecture.

L’hypothèse phonologique s’appuie sur le fait que des déficits phonologiques ont été observés de façon assez générale dans les études de groupe sur la dyslexie (Snowling, 2000). De plus, toutes les recherches qui ont examiné en même temps l’hypothèse phonologique et les hypothèses alternatives signalent que les dyslexiques souffrent tous d’un déficit phonologique, sans qu’il s’accompagne forcément d’un déficit auditif, visuel ou moteur (Wimmer et al., 1998 ; Schulte-Körne et al., 1998, 1999 ; Wimmer et al., 1999 ; Rosen & Manganari, 2001 ; Chiappe et al., 2002 ; Share et al., 2002 ; Ramus et al., 2003a, 2003b). Par exemple, dans une étude longitudinale, un groupe de 20 dyslexiques recrutés parmi une cohorte de plus de 500 enfants a été suivi depuis les toutes premières étapes de l’apprentissage de la lecture jusqu’à l’âge de 14 ans (Kronbichler et al., 2002). À cette époque, ils ont passé une large batterie de tests phonologiques, ainsi que d’autres épreuves permettant d’évaluer leurs capacités visuelles et auditives. Les performances des dyslexiques, en tant que groupe, sont déficitaires uniquement dans des tâches phonologiques : répétition de pseudo-mots, analyse et mémoire phonologique. D’autres études indiquent que les dyslexiques ayant des troubles visuels ont également des déficits phonologiques (Borsting et al., 1996 ; Cestnick & Coltheart, 1999 ; Slaghuis & Ryan, 1999).Telle que présentée par Fawcett et al. (1996) ou encore par Nicolson et al. (2001), la théorie cérébelleuse (voir paragraphe 6.3.5. de ce chapitre 1) explique ce phénomène en supposant que le déficit est présent très précocément, dès la naissance, et qu’il interfère avec la mise en place normale des aptitudes auditives et articulatoires nécessaires à la constitution du système phonologique, comme avec les aptitudes visuelles telles que les mouvements oculaires et la reconnaissance des lettres. Cela donnerait lieu à la fois aux difficultés phonologiques et orthographiques caractéristiques de l’enfant ou de l’adulte dyslexique.

La prévalence des déficits a été examinée dans l’étude de Ramus et al. (2003b) qui a porté sur des adultes dyslexiques recrutés à l’université. Leurs habilités phonologiques ont été évaluées à partir de tâches d’analyse phonémique, de mémoire à court terme phonologique et de dénomination rapide. Comparativement à des normo-lecteurs de même âge, tous les dyslexiques ont des troubles phonologiques sur l’ensemble de ces tâches. Le nombre de participants souffrant de déficits phonologiques est moindre dans une étude portant sur des enfants (Ramus et al., 2003a). Ainsi, dans l’étude de Ramus et al. (2003a), la batterie de tests phonologiques incluait une épreuve de lecture de pseudo-mots, des tâches d’analyse phonologique, de dénomination rapide et de fluence verbale (les enfants devaient produire le plus de mots possibles commençant ou se terminant par un phonème ou une rime donnés). Sur l’ensemble de ces tâches, un déficit phonologique a été relevé chez 17 des 22 dyslexiques (77%).