6.3.2.3. Déficit auditif et traitements temporels rapides

Trois caractéristiques des stimuli sont en fait impliquées dans ce que Tallal appelle les traitements temporels : l’ordre d’apparition des stimuli, leur durée individuelle et la rapidité de leur succession, c’est-à-dire l’intervalle entre deux stimuli. Ce mélange de variables hétérogènes a été critiqué par Studdert-Kennedy et Mody (1995). Des expériences ont été effectuées, d’une part, pour tenter de reproduire les résultats originaux de Tallal, d’autre part, pour évaluer séparément l’incidence des trois dimensions temporelles sur les performances en lecture.

Plusieurs études ont évalué si le déficit des dyslexiques ressort principalement pour les intervalles courts. La variation des performances en fonction de la durée des intervalles et du niveau de lecture a été examinée dans une étude longitudinale qui a impliqué plus de 500 enfants suivis durant 3 ans, depuis le début de l’apprentissage de la lecture (Jorm et al., 1986a, 1986b ; Share et al., 2002). Ces auteurs ont utilisé la tâche de jugement d’ordre temporel mise au point par Tallal, avec les mêmes sons non-verbaux et les mêmes intervalles courts et longs. Les deux phases de test – d’abord avec l’intervalle long et ensuite avec les intervalles courts – ont été précédées par une phase d’apprentissage au cours de laquelle les stimuli étaient présentés un par un. Aucune différence entre les groupes n’est relevée pour la phase d’apprentissage. En revanche, dans la tâche de jugement d’ordre temporel, les dyslexiques ont des scores plus faibles pour l’intervalle long, ce qui est à l’opposé de ce qui a été rapporté par Tallal (1980). Ce résultat peut éventuellement s’expliquer par une différence dans le sex-ratio des enfants, le groupe des dyslexiques comportant davantage de garçons (88% contre 45% chez les normo-lecteurs).

Pour tester cette interprétation, Share et al. (2002) ont effectué une seconde analyse en appariant les groupes en âge, sexe, QI et statut socio-économique. Les résultats sont similaires à ceux de l’analyse précédente mais ils s’expliquent surtout par les scores de 8 des 17 dyslexiques (47%), ce qui est cohérent avec l’étude de Tallal (1980) où seulement 45% desdyslexiques avaient des performances inférieures à celles des normo-lecteurs. Cependant, le sous-groupe de dyslexiques de l’étude de Share et al. (2002) se caractérise toujours par des performances déficitaires pour l’intervalle long, et non pour les intervalles brefs, encore une fois en contradiction avec les résultats originaux de Tallal (1980). Ces contradictions peuvent provenir de différences de l’âge moyen des enfants selon les études, la tâche de jugement d’ordre temporel ayant été passée avant l’apprentissage de la lecture chez de futurs dyslexiques et chez de futurs normo-lecteurs dans l’étude de Share et al. (2002), mais pas dans celle de Tallal (1980). Les dyslexiques de l’étude de Share et al. (2002) ont été revus à 9 ans. Leurs performances dans le test de jugement d’ordre temporel ont été comparées à celles de normo-lecteurs de même niveau de lecture appariés en fonction du QI et du sexe. Aucun déficit n’est relevé chez les dyslexiques pour l’épreuve de jugement d’ordre temporel. En revanche, leurs performances en lecture et en écriture de pseudo-mots sont déficitaires. Ces données reproduisent les résultats classiques à l’appui de l’hypothèse phonologique. Elles indiquent aussi que le déficit de la procédure phonologique de lecture est sévère puisqu’il ressort y compris dans la comparaison avec des enfants plus jeunes mais de même niveau de lecture, ce qui n’est pas le cas pour les capacités de lecture de mot en contexte ni pour celles de compréhension. Les résultats de cette étude ne permettent donc pas de soutenir que le déficit de la procédure phonologique de lecture des dyslexiques s’expliquerait par une déficience des traitements temporels rapides. Toutefois, comme dans l’étude de Tallal (1980), seuls des sons non-verbaux ont été utilisés dans le test de jugement d’ordre temporel, mais les intervalles courts variaient de 8 à 308 ms, cette dernière durée étant en fait proche de 428 ms, la durée dite longue dans l’étude de Tallal.

L’intervalle entre les stimuli a encore été manipulé dans deux épreuves (Chiappe et al., 2002), une de jugement d’ordre temporel et une de discrimination (dire si deux sons sont ou non identiques). Les intervalles entre les stimuli (/ba/-/da/) variaient de 10 à 100 ms. Des dyslexiques adultes ont été comparés à deux groupes de normo-lecteurs : un de même âge et un de même niveau de lecture. Les différences entre dyslexiques et témoins de même âge ne sont significatives, ni pour les intervalles brefs (entre 10 et 25 ms), ni pour les longs (entre 30 et 100 ms). Le même résultat a été relevé dans une troisième épreuve, dans laquelle soit un son de 170 ms, soit deux sons de 75 ms étaient présentés avec des intervalles entre 5 et 60 ms, les participants devant dire s’ils entendaient un ou deux sons. Par contre, comme dans l’étude de Share et al. (2002), les dyslexiques ont des scores inférieurs à ceux des témoins de même niveau de lecture dans des épreuves classiques évaluant leurs capacités phonologiques en lecture (lecture de pseudo-mots) et hors lecture (analyse phonémique et syllabique).

Deux revues de la littérature (Ramus, 2003 ; Rosen, 2003) signalent qu’il est maintenant de plus en plus clair que les troubles auditifs, lorsqu’ils sont présents, ne sont pas liés à la rapidité de la succession des stimuli auditifs. Tout d’abord, parmi les études qui ont utilisé les mêmes tâches que celles de Tallal, en plus de celles de Chiappe et al. (2002) et de Share et al. (2002), plusieurs n’ont pas permis de relever que le déficit des dyslexiques était limité aux intervalles brefs (Reed, 1989 ; Nittrouer, 1999 ; Marshall et al., 2001). Enfin, des résultats obtenus dans d’autres tâches permettent de douter de cette hypothèse. Par exemple, pour la détection du nombre de sons entendus en fonction de la durée de l’intervalle, les participants ont tendance à n’entendre qu’un seul son quand ce dernier est court (McAnally & Stein, 1996 ; Schulte-Körne et al., 1998, 1999 ; Ahissar et al., 2000).

Le point fondamental des résultats de Tallal, et de l’interprétation qui en a été faite, est l’analogie proposée entre la valeur de l’intervalle inter-stimulus où ces enfants se trouvent en difficulté, et la durée de certaines composantes du langage articulé. Tout particulièrement, la durée des consonnes occlusives, qui avoisine 40 ms, expliquerait les difficultés que rencontrent certains dyslexiques dans la discriminationdes consonnes. En effet, selon l’hypothèse du déficit du traitement temporel, il a été suggéré qu’une voie neuronale de type magnocellulaire, jouant un rôle crucial dans le traitement temporel de tout système sensoriel, sensori-moteur ou moteur, serait spécifiquement détériorée lors du développement précoce (Stein & Walsh, 1997). Anatomiquement le système auditif ne possède pas l’équivalent d’une voie magnocellulaire indépendante, mais il existe un sous-système auditif caractérisé par des neurones de grande taille spécialisés dans l’analyse de stimuli auditifs rapides. A l’instar des cellules magnocellulaires visuelles, ces cellules auditives présenteraient des anomalies dans le noyau géniculé médian chez les dyslexiques (Galaburda, Menard & Rosen, 1994). Or, la discrimination des phonèmes nécessite une analyse extrêmement précise des fréquences sur de très courtes durées (les transitions formantiques ont une durée inférieure à 40 ms). Ainsi, le dysfonctionnement des cellules de ce sous-système auditif serait à l’origine du déficit des enfants dyslexiques dans le traitement temporel des phonèmes. La plupart du temps, les voyelles ne posent pas ce type de problème, puisqu’elles sont de longue durée et que leur discrimination ne repose pas sur la perception de changements acoustiques brefs, comme pour les consonnes.