6.3.2.4. Déficit auditif ou déficit spécifique au traitement du langage ?

Dans une expérience visant à vérifier si le déficit des lecteurs en retard est bien spécifique au traitement du langage, Mody et al. (1997) ont utilisé des sons verbaux et non-verbaux aussi proches que possible quant à leurs caractéristiques acoustiques. Les sons verbaux étaient des syllabes de type /ba/-/da/, les sons non-verbaux ont été construits à partir de ces mêmes syllabes. L’incidence négative du raccourcissement de l’intervalle inter-stimuli ne se retrouve chez les faibles lecteurs que lorsque la tâche implique les sons verbaux, ce qui suggère que leur déficit est spécifique au traitement de sons de la parole. Dans l’étude de Serniclaes et al. (2001), la spécificité linguistique du déficit de perception des phonèmes a été testée à l’aide d’analogues sinusoïdaux de sons de parole variant le long d’un continuum de lieu d’articulation de /ba/ à /da/. Ces sons sont entendus comme étant de simples sifflements par un auditeur naïf. Dans l’expérience, ils étaient présentés par paires, d’abord en condition non-parole, puis en condition parole. Dans le premier cas, les stimuli étaient présentés comme des sifflements, dans le second, comme de la parole humaine (/ba/ ou /da/). Le participant devait dire si les deux sons qu’il entendait étaient identiques ou non. Une différence entre les réponses des deux groupes en condition parole, mais pas en condition non-parole, pourrait être attribuée à des problèmes spécifiques au traitement du langage, et non à des différences de traitement acoustique, comme c’était le cas dans les études antérieures (des stimuli différents ayant été utilisés en condition parole et non-parole). Ce protocole a été utilisé avec des enfants dyslexiques ayant un retard de lecture d’au moins 24 mois et des normo-lecteurs de même âge chronologique (13 ans, Serniclaes et al., 2001). Conformément à l’hypothèse d’une spécificité linguistique du déficit des dyslexiques, les deux groupes diffèrent principalement en condition parole.

Ainsi, le grand débat à l’heure actuelle est de savoir si le déficit du traitement temporel est spécifique ou non au langage. Selon des données récentes, les enfants dotés de faibles habiletés phonologiques n’ont pas forcément de difficultés particulières pour rappeler des stimuli non-verbaux très rapides (Nittrouer, 1999, cité par Rosen & Manganari, 2001). De même, des données relevées en MEG font ressortir une réponse N100 anormalement forte chez les adultes dyslexiques après le début d’un pseudo-mot initialisé par /a/, alors que leurs réponses évoquées ne diffèrent pas de celles des bons lecteurs pour des sons non-verbaux analogues : le cortex auditif serait donc anormalement activé chez les dyslexiques 100 ms après le début de certains stimuli verbaux (Helenius et al., 2002). Enfin, Rey et ses collaborateurs (2002) ont récemment observé que le bénéfice correspondant à l’entraînement sur des stimuli temporellement étirés n’est pas différent de celui obtenu avec des stimuli naturels. Par conséquent, bon nombre d’auteurs pensent que le déficit du traitement temporel est purement linguistique.

Il est de plus apparu que les signaux présentés aux participants n’activent pas les mêmes réseaux corticaux selon qu’ils sont présentés comme de la parole ou non à des adultes normo-lecteurs (Dehaene-Lambertz et al., 2005). Un déficit plus fortement marqué en condition parole qu’en condition non-parole a été relevé dans d’autres études impliquant des dyslexiques (Schulte-Körne et al., 1998, 1999 ; Rosen & Manganari, 2001). Ainsi, Schulte-Körne et al. (1999) n’ont observé aucune différence entre les résultats des dyslexiques et ceux des normo-lecteurs dans deux tâches impliquant des aspects sonores non langagiers, alors que les performances de ces deux groupes diffèrent pour la discrimination de sons de la parole. Il est également possible d’attribuer à un déficit linguistique les résultats observés par Lorenzi et al. (2000), les performances auditives des dyslexiques étant plus fortement détériorées aux fréquences critiques pour la perception de la parole (4 Hz). Toutefois, une différence entre parole et non-parole n’a pas été retrouvée dans certaines études sur les dyslexiques (par exemple, avec des adultes : Ramus et al., 2003b ; avec des enfants : White et al., 2006). Les investigations permettant d’évaluer la spécificité des déficits dans les traitements auditifs comportaient pourtant de nombreuses tâches, certaines reproduisant partiellement le protocole mis au point par Mody et al. (1997). L’examen des résultats individuels des enfants suggère cependant qu’au moins une partie d’entre eux souffrirait d’un déficit spécifiquement langagier.