6.3.2.5. Traitement temporel dans des modalités autres qu’auditives

Un autre postulat, non moins important, de la théorie du déficit de traitement temporel est le caractère supra-modal de ce déficit de traitement de stimuli se succédant rapidement, ce qui implique qu’il devrait pouvoir être mis en évidence dans les autres modalités que la modalité auditive. Tallal et son équipe (Johnston et al., 1981 ; Tallal et al., 1985) avaient déjà observé que les enfants SLI avaient des difficultés à identifier lequel de deux doigts d’une même main étaient touchés simultanément . Stoodley et al. (2000) ont retrouvé que des adultes dyslexiques étaient également déficitaires sur une tâche de détection d’un stimulus vibratoire, lorsque la vibration était de 3 Hz mais non lorsqu’elle était de 30 ou 300 Hz. Enfin, Grant et al. (1999) ont retrouvé une élévation des seuils de discrimination tactile de l’orientation et de la largeur de grilles de stimuli palpés à l’aveugle par la pulpe des doigts. Ces auteurs proposent l’hypothèse qu’ici aussi, comme dans la modalité auditive, le déficit porterait sur le traitement d’une succession rapide d’informations. Nous concevons le caractère crucial de la démonstration d’un déficit de nature temporelle dans une modalité autre qu’auditive, mais encore faut-il démontrer que le déficit existe dans les deux modalités chez un même individu.

Utilisant deux tâches, l’une visuelle (test de Ternus) l’autre auditive (test de répétition de Tallal) chez des enfants mauvais lecteurs, Cestnick et Coltheart (1999), puis Cestnick et Jerger (2000) et enfin Cestnick (2001) ont retrouvé un déficit de traitement temporel dans les deux modalités, avec une corrélation significative entre les deux, spécialement pour un sous-groupe de dyslexiques classés comme phonologiques à l’aide d’une épreuve de lecture de mots et de pseudo-mots. Ces auteurs interprètent leurs résultats comme témoignant d’une atteinte combinée des corps genouillés latéraux (visuels) et médians (auditifs) spécifiquement chez les dyslexiques de type phonologique. De manière certainement plus complète, Laasonen et al. (2001) ont étudié de jeunes adultes, dyslexiques ou non, dans des tâches de jugement d’ordre temporel sur des stimuli soit auditifs (tons de hauteur différente), soit visuels (flashs lumineux), soit tactiles (indentations palpées par la pulpe du doigt). En outre, les mêmes stimuli étaient utilisés dans une tâche dite « d’acuité de traitement temporel » où, sans avoir à faire de jugement d’ordre, les participants devaient juger de la simultanéité ou non de deux séries de 3 stimuli. Dans toutes ces tâches, les adultes dyslexiques étaient significativement plus faibles que les témoins.

En bref, selon l’hypothèse temporelle, les dyslexiques phonologiques souffriraient d’un trouble général du traitement temporel de l’information rapide. En vision, ce trouble se manifesterait par un fonctionnement déficitaire de la voie magnocellulaire, entraînant une réalisation imparfaite des traitements dont elle est spécialiste (i.e., traitement des contrastes, des informations en mouvement, des stimuli surgissant rapidement). En audition, ce trouble du traitement temporel reposerait sur des anomalies magnocellulaires dans le noyau géniculé médian, et se manifesterait par une absence de réponse spécifique d’une région préfrontale gauche à des stimuli auditifs à changements rapides. Ce déficit du traitement auditif temporel des sons gênerait l’acquisition de la conscience phonologique et l’élaboration d’un code précis et bien organisé. En conséquence de tels troubles visuels et auditifs, l’apprentissage de la lecture serait particulièrement difficile. D’une part, la voie magnocellulaire ne permettrait pas de coder correctement les traits des lettres et leur emplacement, conduisant à des erreurs de type inversion de lettres ou lettres incorrectement identifiées. D’autre part, un traitement imparfait des stimuli auditifs rapides empêcherait le traitement correct des phonèmes, entravant l’acquisition de la conscience phonologique et l’élaboration d’un code phonologique précis.

Récemment, la théorie du déficit temporel a fait naître un espoir considérable dans le domaine de la remédiation des enfants dyslexiques à la suite de la publication de Merzenich et ses collaborateurs (1996, cités par Habib, 2002). En effet, des résultats spectaculaires ont été obtenus grâce à un entraînement intensif ayant pour but d’adapter progressivement le système perceptif d’enfants souffrant de troubles d’acquisition du langage, par des exercices quotidiens d’écoute de matériel acoustiquement modifié (allongement de la durée du signal). Néanmoins, l’interprétation des résultats est vivement critiquable sur deux points : la population de cette étude, qui n’était pas uniquement constituée de dyslexiques purs, et la validité de la théorie temporelle, remise en question par certains auteurs.