6.3.3.3. Hypothèse d’un trouble magnocellulaire amodal

L’hypothèse d’une atteinte spécifique du système visuel magnocellulaire a, en outre, peu à peu évolué vers l’hypothèse d’un trouble amodal des systèmes magnocellulaires auditifs et visuels. En effet, les études mentionnant des résultats à l’appui de l’hypothèse d’une atteinte du système visuel magnocellulaire avaient tendance à conclure qu’une majorité d’enfants dyslexiques (entre 70% et 80%) présentaient un tel trouble (Slaghuis et al., 1993 ; Stein et al., 2000a). Sachant qu’il était par ailleurs également établi qu’une majorité d’enfants dyslexiques présentaient un trouble phonologique, il s’ensuivait nécessairement qu’une forte proportion de ces enfants présentait vraisemblablement des difficultés à la fois phonologiques et visuelles. L’hypothèse de co-occurrence de troubles phonologiques et de troubles visuels magnocellulaires a été confortée par les études portant sur des populations pré-sélectionnées d’enfants dyslexiques. Borsting et al. (1996) montrent dans leur étude que les difficultés de traitement des basses fréquences spatiales et des hautes fréquences temporelles ne se manifestent que chez les participants dyslexiques qui présentent un trouble phonologique associé (voir également les résultats de Cestnik & Coltheart, 1999). Cette étude, comme celle de Spinelli et collaborateurs (1997), conclut à l’absence de trouble de la sensibilité aux contrastes (et donc d’un déficit magnocellulaire) chez les dyslexiques sans trouble phonologique. Les troubles visuels magnocellulaires ne pourraient donc s’observer que chez les enfants dyslexiques présentant un trouble phonologique associé. Le déficit de cette fonction assurée par le système visuel magnocellulaire chez des dyslexiques de type phonologique suggère que ces enfants souffrent d’un trouble plus fondamental : une difficulté à traiter les stimuli à changements rapides, en modalité auditive comme en modalité visuelle (Stein & Walsh, 1997). Cette idée fonde l’hypothèse du déficit des traitements temporels.

Ceci a en effet conduit John Stein à faire l’hypothèse d’un déficit magnocellulaire amodal touchant tant la sphère auditive que visuelle (Stein & Talcott, 1999 ; Stein, 2003). Il y défend l’idée, proche de celle développée par Tallal (1980, 1993) quelques années plus tôt au niveau comportemental, selon laquelle les enfants dyslexiques auraient du mal à traiter les informations temporelles rapides visuelles et auditives suite à l’atteinte conjointe des systèmes magnocellulaires visuels et auditifs. Les résultats d’études neuro-anatomiques ont également conforté l’hypothèse magnocellulaire amodale : l’équipe de Galaburda qui avait précédemment montré des différences structurelles au niveau du corps genouillé latéral chez les dyslexiques (à l’appui de l’hypothèse d’une atteinte visuelle magnocellulaire) a également mis en évidence des anomalies structurelles des cellules magnocellulaires du corps genouillé médian, dédiées cette fois-ci au traitement des informations auditives (Galaburda et al., 1994). Les cellules atteintes seraient spécialisées dans la détection des changements rapides de fréquence et d’amplitude nécessaires pour identifier les indices acoustiques caractéristiques des sons de la parole.

Devant la polémique croissante quant à la prévalence des troubles magnocellulaires chez les personnes dyslexiques et à la relation privilégiée entre trouble visuel de bas niveau et déficit phonologique, Ramus et al. (2003b) ont proposé pour la première fois de tester chacune des hypothèses explicatives des troubles dyslexiques – la théorie phonologique (Snowling, 2000), la théorie perceptive auditive (Tallal, 1980), la théorie cérébelleuse (Fawcett et al., 1996 ; Nicolson et al., 2001) et la théorie magnocellulaire (Stein & Walsh, 1997) – auprès des mêmes individus. Leur étude a porté sur 16 étudiants dyslexiques et 16 témoins appariés qui ont été soumis à une batterie très complète d’épreuves nécessitant une dizaine d’heures de passation par personne. Les conclusions de cette étude sont que l’ensemble des dyslexiques évalués présente un trouble phonologique se caractérisant soit par des troubles méta-phonologiques, soit par des capacités limitées de mémoire à court terme, soit par un trouble de la dénomination rapide (ou une combinaison de plusieurs de ces troubles). Seul un petit nombre des 16 participants dyslexiques testés (deux d’entre eux seulement) présentent un trouble associé du système visuel magnocellulaire. Elle montre par ailleurs que le trouble phonologique est assez souvent associé à des difficultés de traitement des indices acoustiques des sons de la parole (chez 10 des 16 participants) et beaucoup plus rarement à des problèmes cérébelleux (chez 4 participants seulement). Cette étude suggère donc, contrairement à l’hypothèse magnocellulaire amodale, que seule une faible proportion de dyslexiques porteurs de trouble phonologique présente à la fois des difficultés de traitement des sons de parole et des difficultés de traitement visuel magnocellulaire.