7.1.1. Difficulté de perception des frontières phonémiques dans la dyslexie

En premier lieu, les réponses des dyslexiques témoignent de représentations de catégories phonémiques dont les frontières sont floues, utilisées de manière instable. Cette anomalie apparaît à la fois dans les épreuves d’identification et de discrimination de phonèmes.

Chez les lecteurs sans difficulté, dans les expériences demandant d’identifier des exemplaires plus ou moins typiques de deux phonèmes (A et B), faisant partie d’un continuum acoustique entre des représentants typiques de A et de B, le pourcentage de réponses utilisant le nom de l’un de ces phonèmes chute brutalement à un endroit précis du continuum. Cet endroit délimite une frontière phonémique, marquée par un changement brusque sur la courbe des pourcentages de réponse. Un changement marqué par une pente abrupte reflèterait l’utilisation de représentations de catégories phonémique claires, aux limites tranchées et mobilisées de manière homogène dans l’expérience. Chez l’homme, il serait la marque d’une perception linguistique permettant de distinguer des catégories de sons de manière stable selon des critères pertinents pour la langue. Chez les enfants dyslexiques, cette pente est moins abrupte que chez les participants de même âge mais sans difficulté de lecture, car leurs réponses sont moins homogènes. Plusieurs études ont montré cet effet, chez des enfants très jeunes lecteurs (7 ans) mais déjà en difficulté dans cet apprentissage (Chiappe, Chiappe & Siegel, 2001) et chez des enfants dyslexiques de 8-9 ans (Maassen, Groenen, Crul, Assman-Hulsmans & Gabreëls, 2001 ; Werker & Tees, 1987) ou de 10 ans (Godfrey et al., 1981), surtout s’ils sont particulièrement en difficulté (enfants SLI, Specific Language Impairment) (Joannisse, Manis, Keating & Seidenberg, 2000). Notons cependant que les différences de pente sont souvent subtiles. Par exemple, Maassen et al. (2001) observent une pente significativement différente chez les enfants dyslexiques seulement pour une différence de voisement et pas pour le lieu (la tendance observée étant cependant près du seuil de significativité), et cette différence pourrait ne refléter qu’un retard de développement, car elle est significative avec le groupe contrôle pour l’âge, mais pas avec le groupe contrôle pour le niveau de lecture (enfants plus jeunes). Ces auteurs soulignent que les tâches de discrimination ont une meilleure valeur clinique que les tâches d’identification.

Les épreuves de discrimination de phonèmes mettent en effet à jour des catégories phonémiques aux frontières floues chez les enfants dyslexiques, d’une manière plus unanime à travers les études. Le taux de discrimination entre deux stimuli sur un continuum est normalement plus élevé s’ils appartiennent à des catégories phonémiques différentes (et sont donc associés à des noms de phonèmes différents) que s’ils constituent deux exemplaires d’une même catégorie. Chez les dyslexiques, ce pic de discrimination est moins élevé à la frontière phonémiques que chez les contrôles de même âge (Bogliotti et al., 2008 ; Godfrey et al., 1981 ; Serniclaes et al., 2001 ; Werker & Tees, 1987) ou chez les contrôles plus jeunes mais de même niveau de lecture (Bogliotti et al., 2008 ; Maassen et al., 2001, pour le néerlandais ; Ortiz et al., 2007, pour l’espagnol). Serniclaes, Ventura, Morais et Kolinsky (2005) ont de plus montré, dans une étude conduite auprès d’adultes lecteurs et non-lecteurs, que les résultats de ces deux groupes en perception catégorielle ne différent pas, suggérant que les anomalies de perception catégorielle chez les enfants dyslexiques sont en fait une cause et non une conséquence de leurs problèmes de lecture.

Parfois, il arrive qu’une même étude relate les deux indices de traitement atypique de la frontière phonémique chez des enfants en grande difficulté avec l’apprentissage de la lecture. Par exemple, Bogliotti et al. (2002) ont analysé le traitement de la frontière phonémique pour un continuum /do/-/to/ par des enfants de 10 ans, francophones et faibles lecteurs. Lorsqu’il s’agit d’identifier les phonèmes, les réponses des enfants faibles lecteurs n’ont pas fait apparaître de frontière phonémique, alors que cette frontière est claire chez les enfants bons lecteurs du même âge, entre les VOTs de valeur 0 ms et +20 ms. De plus, dans la tâche de discrimination, les enfants bons lecteurs présentent un pic de discrimination lorsque les VOTs des consonnes présentées sont de 0 et +20 ms, ou de 10 et 30 ms. Ce pic ne se manifeste pas chez les enfants faibles lecteurs. Recherchant aussi plusieurs indices de déficit de perception catégorielle des phonèmes, Maassen, Groenen, Crul, Assman-Hulsmans et Gabreëls (2001) ont comparé les performances d’enfants dyslexiques en néerlandais avec cette fois deux groupes contrôles (l’un pour l’âge, l’autre pour le niveau de lecture). Dans l’épreuve d’identification, un déficit est apparu chez les dyslexiques mais seulement pour le voisement (et non pour le lieu) et seulement par rapport au groupe contrôle pour l’âge. Si l’étude s’était limitée à cette tâche, elle aurait incité à conclure que ces enfants souffrent d’un simple retard de développement phonologique, restreint d’ailleurs à certains traits. Avoir exploré en plus les performances des enfants dans une tâche de discrimination a cependant permis de montrer que les enfants dyslexiques sont en fait déficitaires pour traiter des différences basées aussi bien sur le lieu que sur le voisement, et ceci par rapport aux deux groupes contrôles. Leur système phonologique semble donc souffrir d’autre chose qu’un simple retard de développement, il est assez largement atypique et s’est développé de manière déviante par rapport à la norme.

A l’âge adulte, plusieurs études ont montré que la catégorisation phonémique atypique n’apparaît pas clairement à travers l’amoindrissement de la pente dans les tâches d’identification, ni l’applatissement du pic de discrimination à la frontière phonémique (Ruff, Marie, Celsis, Cardebat & Démonet, 2003), mais les réponses des dyslexiques restent tout de même plus lentes que celles des contrôles dans les tâches de perception catégorielle (Schwippert & Koopmans-Beinum, 1998). Si les épreuves de perception catégorielle ne révèlent plus chez eux de déficit phonologique très clair, la catégorisation phonologique s’accompagne toutefois dans leur cas d’activations cérébrales atypiques. Dans une étude en TEP, Dufor, Serniclaes, Sprenger-Charolles et Démonet (2007) montrent notamment que la discrimination des syllabes /ba/ et /da/ par des contrôles s’accompagne d’activations gauches en régions temporale supérieure, pariétale inférieure et fronto-latérale inférieure. Ces deux dernières régions sont moins activées chez des dyslexiques adultes, qui activent en contrepartie davantage le cortex frontal droit. Une analyse de corrélation des résultats de cette étude a d’ailleurs montré que l’augmentation de l’activation du cortex frontal inférieur gauche correspond à une amélioration du traitements catégoriels des phonèmes chez les bons lecteurs, mais à une augmentation de la sensibilité à des catégories allophoniques chez les dyslexiques. Cette différence pourrait témoigner d’une lacune quant à la spécialisation linguistique/phonologique des compétences sous tendues par cette région cérébrale (Dufor, Serniclaes, Sprenger-Charolles & Démonet, 2009). Des données similaires ont été recueillies en IRMf. Ruff et al. (2003) ont ainsi utilisé une série de syllabes formant un continuum entre /pa/ et /ta/. Lorsqu’ils écoutent passivement une série de syllabes dont l’une est phonémiquement déviante, des adultes francophones présentant des séquelles de dyslexie développementale phonologique se distinguent par une absence d’activation dans le gyrus angulaire et dans des aires cérébrales importantes pour l’attention auditive. Ces activations cérébrales atypiques chez les dyslexiques adultes sont parfois le seul indice d’un traitement atypique des catégories phonémiques. Une recherche toute récente suggère que les régions cérébrales impliquées dans le traitement de différences phonémiques pourraient avoir chacune un rôle un peu différent, notamment selon le caractère phonémique ou non des différences acoustiques perçues chez les personnes non dyslexiques. Ainsi, l’activation d’une région située dans le sillon frontal inférieur gauche serait modulée par un changement acoustique seulement s’il représente une frontière phonémique (cette région serait importante pour le traitement de l’invariance dans une catégorie phonémique), alors que l’activation de régions temporales supérieures gauches serait sensible aux changements acoustiques impliquant ou non le passage d’une frontière phonémique (Myers, Blumstein, Walsh & Eliassen, 2009). Une autre aire, située dans le cortex préfrontal gauche, permettrait normalement un mécanisme de décision pour trancher entre les résultats de ces différents traitements, et déterminerait ce qui fonde la réponse catégorielle. Il est possible d’imaginer qu’un dysfonctionnement de cette région cérébrale préfrontale, et relevant des fonctions exécutives, soit à l’origine de la perturbation du traitement des traits phonologiques par rapport aux variations simplement acoustiques et allophoniques chez certaines personnes atteintes de dyslexie.

Par rapport à notre questionnement, il est important de noter que les difficultés de discrimination des enfants dyslexiques se manifestent par une augmentation de leurs erreurs devant des paires de stimuli qui ne diffèrent que par un seul trait phonologique. Lorsque les phonèmes à discriminer diffèrent par davantage de traits, les enfants dyslexiques ne sont plus gênés par la diminution du délai entre les stimuli présentés (Mody, 1993). Par exemple, le racourcissement du délai s’accompagne d’une augmentation d’erreurs pour discriminer /ba/-/da/, mais pas pour discriminer /ba/-sa/. Il apparaît aussi que, lorsqu’il s’agit de rappeler l’ordre de présentation de deux stimuli, seuls les couples qui diffèrent par un seul trait (e.g., /ba/-/da/) et non par trois traits (e.g., /ba/-/sa/) posent des difficultés aux enfants mauvais lecteurs (Mody, Studdert-Kennedy & Brady, 1997). De même Adlard et Hazan (1998) ont montré que les paires de stimuli significativement plus mal discriminées que les autres sont celles qui diffèrent par un seul trait. Cela suggère des difficultés à traiter des stimuli similaires du point de vue phonologique, plutôt qu’une simple difficulté à traiter des indices acoustiques à changement rapide. Chez des adultes dyslexiques, d’autres données ont d’ailleurs montré des difficultés à discriminer des consonnes fricatives, alors que les rapides transitions formantiques ne seraient pas l’indice acoustique majeur pour identifier le lieu d’articulation (Masterson, Hazan & Wijayatilake, 1995). L’origine de la difficulté de discrimination pour les dyslexiques relève donc sans doute davantage de la similarité phonologique (en termes de recouvrement de traits), plutôt que de la brièveté des indices acoustiques des contrastes traités.