7.1.2. Perception atypique des allophones dans la dyslexie

La perception phonémique anormale chez les personnes dylexiques se manifeste aussi par une autre anomalie : un traitement particulier des allophones. Dans leur étude de 2001, Serniclaes et ses collègues ont montré la tendance des enfants dyslexiques à percevoir des différences acoustiques entre les exemplaires d’une catégorie phonémique que les contrôles ne discriminent pas. Les études sur la perception catégorielle chez les dyslexiques (Sprenger-Charolles & Serniclaes, 2004) suggèrent que l’origine de leur déficit proviendrait d’une anomalie de la perception catégorielle des phonèmes, sans conséquences évidentes pour la communication orale, mais avec une forte présomption d’incidence sur l’acquisition du langage écrit. En particulier, ce déficit pourrait expliquer les difficultés qu’ils rencontrent dans la mise en œuvre de la procédure par médiation phonologique, qui nécessite de relier les graphèmes aux phonèmes correspondants. Selon ces auteurs, le dyslexique perçoit des allophones d’un même phonème ; si tel est le cas, il va alors difficilement pouvoir effectuer l’opération de conversion graphèmes-phonèmes. Ce déficit pourrait également expliquer sa déficience en mémoire à court terme phonologique, pouvant provenir du poids des exigences de stockage dues à la taille élargie du répertoire catégoriel (allophonique plutôt que phonémique).

D’après d’autres études, cette trop grande sensibilité acoustique n’est pas tout à fait générale, mais consisterait surtout à accorder trop d’importance à des différences acoustiques particulières, en dehors des frontières pertinentes. La perception de telles différences correspondrait au maintien, anormal, de certaines prédispositions (mais pas toutes) permettant au bébé de moins de 9 mois de discriminer les phonèmes de toutes les langues. Toutefois, Serniclaes, Van Heghe, Mousty, Carré et Sprenger-Charolles (2004) parlent d’une perception allophonique, et non phonétique chez les dyslexiques. Les représentations phonologiques des dyslexiques ne seraient pas organisées autour de phonèmes, mais autour d’allophones, qui sont des variations d’un même phonème se manifestant en production de parole, dans la langue étudiée, sous l’effet de la coarticulation. Il ne s’agit donc pas de toutes les variations possibles dans toutes les langues du monde, mais seulement de celles qui ont des représentants dans la langue étudiée, sans avoir pour autant une valeur contrastive. Percevoir de manière allophonique ne permet donc pas aux enfants dyslexiques d’être plus sensibles que les autres à des frontières phonétiques totalement absentes de leur langue. Les allophones sont en fait des catégories qui devraient avoir perdu leur statut de catégorie phonémique dans la langue parlée par l’individu, mais qui existent tout de même dans la langue étudiée, et dont le maintien compromet l’établissement d’un système phonologique typique de la langue et pertinent pour celle-ci.

Ainsi, Bogliotti et al. (2002) montrent que les enfants mauvais lecteurs ne détectent pas les différences entre tous les exemplaires d’un phonème, mais présentent un pic de discrimination à une étape du continuum (variation progressive du VOT entre des exemplaires de /do/ et /to/) décalée par rapport à celle qui est pertinente pour la langue : leur pic de discrimination est autour de -20 ms de VOT, alors qu’il est entre 10 et 20 ms pour les enfants bons lecteurs. Cette frontière autour de -20 ms de VOT est atypique pour des francophones, mais il existe des langues (e.g., le thaï) présentant une frontière phonémique autour de cette valeur. Ce pic secondaire a été répliqué chez des dyslexiques, autour de -30 ms de VOT (Serniclaes et al., 2004). Même s’ils présentent un pic de discrimination localisé à une frontière phonémique, un pic de discrimination secondaire est parfois observé (Serniclaes et al., 2004) chez les enfants plus jeunes que les dyslexiques, mais de même niveau de lecture. A partir de ces premiers résultats, les auteurs ont conclu que les enfants dyslexiques souffrent vraisemblablement d’un retard dans l’élaboration de leur système phonologique ; leur tendance à percevoir de manière allophonique diminuerait d’ailleurs un peu avec l’âge. Cependant, dans une étude plus récente, Bogliotti et al. (2008) ont cependant montré que ce pic de discrimination secondaire caractérise les enfants dyslexiques par rapport à un groupe contrôle plus jeune mais de même niveau de lecture. Pour eux, ce déficit de perception catégorielle n’est donc la conséquence ni d’une trop faible exposition au matériel écrit, ni de leur faible niveau de lecture, et il ne s’agirait pas non plus d’un simple retard de développement du système phonologique : les enfants dyslexiques mettraient en place un système phonologique déviant. La position de ce pic chez les enfants mauvais lecteurs n’est pas arbitraire, et pourrait s’expliquer par le maintien trop fort de dispositions phonétiques anciennes, qui n’ont pas été modifiées assez précisément par l’expérience linguistique pour permettre des traitements phonologiques typiques.

En français, dans le système phonologique des jeunes enfants, une combinaison (coupling) s’opère normalement entre les deux frontières perçues avant 6 mois pour le voisement (une frontière autour de -20 ou -30 ms de VOT, une autre autour de +30 ms de VOT), pour ne retenir qu’une frontière autour de 0 ms de VOT qui correspondra à la différence perçue entre des consonnes sourdes et sonores (Bogliotti et al., 2008). Les enfants dyslexiques ne réaliseraient pas, ou mal, cette combinaison. Ils utiliseraient alors des représentations allophoniques, plutôt que phonémiques, des sons de la parole. Autrement dit, les allophones (simples variantes contextuelles d’un phonème présentes dans la langue, mais n’ayant une valeur phonémique que dans d’autres langues) seraient traités comme des phonèmes différents. Tout se passe comme si ces enfants avaient des difficultés à sélectionner des critères acoustiques pour traiter des différences phonémiques, et lorsque cette sélection s’opère, les critères retenus par l’enfant ne sont pas les plus adaptés à la langue.

Un tel déficit de la représentation perceptive des phonèmes chez les enfants dyslexiques ne constituerait pas un obstacle majeur à la perception et à la production de la parole : l’accès lexical est possible, et requerrait simplement davantage de ressources de traitement (le répertoire des allophones est plus large que celui des phonèmes). Certaines données montrent d’ailleurs que chez des personnes sans problème particulier avec le langage, la représentation de différences acoustiques / phonétiques très fines, mais ne permettant pas de franchir une frontière de catégorie phonémique, est préservée lors de l’accès lexical (Andruski, Blumstein & Burton, 1994 ; McMurray, Tanenhaus & Aslin, 2002). De même, toujours chez des personnes sans pathologie, les temps de réponse en discrimination et identification de phonèmes augmentent lorsque les stimuli se rapprochent de la frontière phonémique pour un continuum /ba/-/pa/ (Pisoni & Tash, 1974), et l’évaluation de la représentativité des exemplaires d’une catégorie phonémique est cohérente avec leur éloignement avec la frontière (Miller, 1997). Des travaux sur le voisement en français montrent aussi que les auditeurs peuvent évaluer à quel point une consonne entendue en fin de stimulus est un bon représentant ou non d’un phonème du point de vue du voisement. Il est alors demandé aux participants d’identifier une consonne entendue en faisant un choix forcé entre une consonne voisée et la consonne qui diffère de celle-ci seulement par le voisement. Ils doivent ensuite estimer si le stimulus est représentatif du phonème choisi sur une échelle en 5 points. Non seulement cette évaluation est possible, mais elle est réalisée correctement et elle a une réalité cognitive, car les auteurs montrent une corrélation négative entre le degré de voisement ainsi évalué et l’importance de phénomènes d’assimilation que la consonne peut produire (Snoeren, Hallé & Segui, 2006). La sensibilité à des variations intra-catégorielles dans les catégories phonémiques, et donc la sensibilité graduelle aux traits phonologiques, n’est donc pas un obstacle à la perception de la parole. La différence entre les dyslexiques et les personnes qui ne le sont pas est peut-être à rechercher dans la généralité de cette sensibilité intra-catégorielle, ou bien dans la possibilité de sélectionner, lorsque cela est nécessaire, un mode de traitement du langage qui en fait abstraction, grâce au bon fonctionnement d’une région située dans le cortex pré-frontal gauche (Myers, Blumstein, Walsh & Eliassen, 2009).

Lorsqu’elle est inévitable, exacerbée et disproportionnée par rapport à la sensibilité aux frontières phonémiques pertinentes, cette sensibilité pourrait être à l’origine d’une faible conscience phonémique (Chiappe, Chiappe & Siegel, 2001 ; Manis et al., 1997 ; Serniclaes et al., 2004). Ce déficit en conscience phonémique apparaît chez des dyslexiques observés dans diverses langues, par exemple en espagnol, que ces participants soient comparés à des contrôles pour l’âge ou pour le niveau de lecture (Ortiz, Jimenez & Miranda, 2007). La segmentation des phonèmes et leur analyse explicite seraient particulièrement difficiles à acquérir par les dyslexiques, davantage que pour les syllabes (Liberman, Shankweiler, Fisher & Carter, 1974), vraisemblablement parce que les phonèmes ne font pas partie de leur inventaire, ni du processus de codage phonologique qu’ils utilisent couramment (Bogliotti, Serniclaes, Messaoud-Galusi & Sprenger-Charolles, 2008). Selon Werker et Tees (1987), les dyslexiques auraient tout de même des représentations phonémiques, mais elles ne seraient pas assez robustes pour soutenir des traitements efficaces en condition de stress ou de très forte demande cognitive (e.g., traitement du langage dans le bruit). La lecture, particulièrement pour des apprenti-lecteurs, serait une activité suffisamment stressante pour que la faiblesse des catégories phonologiques se révèle à travers un appariement imparfait des unités orthographiques avec les représentations phonologiques.

Le déficit de conscience phonémique entraverait l’établissement de règles de correspondance graphème-phonème, elles-mêmes déterminantes pour la mise en place de compétences de lecture. L’acquisition de règles de codage graphème-phonème est cruciale pour développer de bonnes compétences en lecture : leur apprentissage précoce permet à l’enfant de devenir un bon lecteur (Share, 1995) et les exercices entraînant cette compétence sont particulièrement efficaces (Ehri, Nunes, Willows, Schuster, Vaghoub-Zadeh & Shanahan, 2001). Les enfants dyslexiques ont très souvent des difficultés à appliquer ces règles, même lorsqu’on les compare à des enfants plus jeunes et de même niveau de lecture (Sprenger-Charolles, Colé, Lacert & Serniclaes, 2000). Cela pourrait s’expliquer par leur perception allophonique : il est en effet difficile de comprendre qu’une même lettre serve à symboliser des catégories de sons perçues comme fondamentalement différentes.