Anomalie du traitement phonologique en lecture, au niveau des traits ?

Les effets d’amorçage et de masquage entre C1 et C2 observés sur l’ensemble des enfants dyslexiques testés ici ne permettent pas de penser qu’un niveau de connaissances sur des phonèmes organisés par des relations d’inhibitions latérales, dont le poids varierait en fonction des traits partagés, soit systématiquement intervenu. En effet, l’examen des temps de réponse montre que, chez eux, la ressemblance de voisement entre les deux consonnes facilite le traitement de C2, ce qui serait par contre compatible avec l’intervention du premier mécanisme. Ce résultat doit toutefois être interprété avec prudence, étant donné qu’il est apparu à l’issue d’une interaction Rang * Ressemblance non significative.

Nous avions déjà observé une telle configuration de résultats dans des travaux préalables. Ainsi, de meilleures performances en cas de ressemblance de voisement pour le traitement de C2 est un phénomène présent chez les enfants normo-lecteurs de CE1 (Krifi, Bedoin & Herbillon, 2004). De plus, le traitement de C2 s’avère également mieux réalisé en cas de partage de mode ou de lieu avec C1, lorsque le SOA est très court chez des adultes bons lecteurs (Bedoin & Krifi, 2009). Nous avons évoqué dans ces cas un phénomène d’amorçage facilitateur classique : C1 amorcerait C2 si les deux consonnes partagent le trait de voisement. En effet, la lettre C1 activerait le phonème correspondant, activant lui-même les traits phonologiques contenus dans ce phonème, qui renforceraient à leur tour les activations des phonèmes compatibles avec de tels traits. Une consonne C2 partageant des traits avec C1 serait ainsi favorisée (Bedoin, 2003). Chez les enfants dyslexiques, cette explication,basée sur un mécanisme phonologique que nous avions décrit comme « initial », peut être maintenue pour le voisement, C2 étant mieux reconnue en cas de partage de ce trait avec une autre consonne, ce qui n’est pas le cas de C1.

Cela atteste une certaine sensibilité des enfants dyslexiques aux ressemblances infra-phonémiques entre les consonnes d’un stimulus écrit. Nous pensons que ces enfants, pris dans leur ensemble, sont sensibles aux ressemblances de voisement, tout au moins lorsqu’elles concernent des lettres composant un même stimulus. En cela, nos résultats diffèrent de ceux de Rebattel (2001) qui concluait à l’absence de sensibilité des enfants dyslexiques à des ressemblances infra-phonémiques en lecture. Sa conclusion doit donc être modulée. Nous pensons que ces enfants sont sensibles aux ressemblances de voisement, tout au moins lorsque ces ressemblances concernent des lettres composant un même stimulus. Dans l’expérience de Rebattel, les stimuli entre lesquels les ressemblances étaient manipulées n’étaient pas les deux consonnes d’un même stimulus, mais les consonnes initiales de deux syllabes présentées successivement (et très rapidement) au même endroit sur l’écran, ce qui était alors sans doute trop difficile, surtout du point de vue des traitements temporels posant vraisemblablement problème aux enfants dyslexiques.

En proposant cette Expérience 1 aux enfants dyslexiques, nous nous donnions les moyens d’évaluer si ces enfants avaient tout de même à leur disposition (et utilisaient) un niveau de connaissances sur des phonèmes organisés par des relations d’inhibitions latérales basées sur le partage de traits (relations intra-niveau), comme les adultes et les enfants bons lecteurs à partir du CE2. Rappelons que la mise en jeu de telles relations se traduirait par un effet délétère de la ressemblance phonologique entre C1 et C2 pour l’identification de C2, mais un effet bénéfique de cette ressemblance pour l’identification de C1. Or, les données montrent que, sur ce point, les enfants dyslexiques sont très différents des adultes et des enfants bons lecteurs dès le CE2. Rien, chez les enfants dyslexiques, ne permet de supposer l’existence d’une telle organisation des connaissances phonologiques en terme d’inhibition latérale entre phonèmes : en cas de ressemblance de voisement, il n’y a ni gêne pour l’identification de C2 ni facilitation pour celle de C1, comme permettrait de le prédire l’existence d’une telle organisation. Les données figurent même la configuration inverse, en tout cas pour C2. Il semble donc que les enfants dyslexiques dans leur ensemble sont sensibles aux ressemblances de voisement entre les consonnes d’un stimulus écrit, mais n’ont pas structuré leurs connaissances sur les phonèmes selon ce trait phonologique de la même manière que les bons lecteurs. En cela, notre hypothèse 1 est donc vérifiée. Seules les relations inter-niveaux (bottom-up) interviennent dans le traitement de séries de syllabes écrites. Cette absence d’organisation des connaissances phonologiques à un niveau infra-phonémique selon des relations d’inhibition latérale chez les enfants dyslexiques permet de penser que l’apprentissage réussi de la lecture n’est pas étranger à ce raffinement de l’organisation des connaissances phonologiques.