2.1.3. Discussion

Nous observons un effet massif du rang de la consonne : la première consonne (C1) est identifiée à la fois plus rapidement et plus précisément que la deuxième (C2). Bien qu’elles soient peu nombreuses, les lettres sont difficilement identifiables en parallèle, de façon automatique, car elles constituent un pseudo-mot qui n’a pas de représentation lexicale. Aussi cet effet du rang des lettres est vraisemblablement dû à la séquentialité de leur traitement de gauche à droite. Les lecteurs doivent utiliser ici la voie analytique et donc opérer un traitement séquentiel (Juphard, Carbonnel, Ans & Valdois, 2006).

L’Expérience 2a est très proche de celle conduite par Bedoin (2003), la seule différence concerne le temps de présentation du pseudo-mot : 33 ms ici et non 50 ms. Pour rappel, dans cette expérience princeps, la ressemblance de voisement aidait le traitement de C1 et gênait celui de C2. Ces résultats étaient interprétés dans le cadre du modèle d’organisation des phonèmes selon des relations d’inhibition latérale (Bedoin, 2003). De telles relations intra-niveau ne pourraient produire qu’un effet négatif sur le traitement de C2 en cas de partage de traits phonologiques avec C1. Par le biais des relations entre phonèmes et traits phonologiques, C1 inhiberait en effet ses concurrents, c’est-à-dire les consonnes partageant des traits avec elle. Par contre, étant donnée la séquentialité du traitement des lettres d’un pseudo-mot, dans le cas où C1 constitue la cible, C2 joue sans doute le rôle d’un masque. Du fait des inhibitions latérales, un effet négatif de la ressemblance de C1 (cible) se produirait sur C2 (masque) ; C2 serait alors moins bien identifiée et constituerait un masque peu perturbant pour la cible (C1). C’est pourquoi C1 serait alors mieux détectée (effet conforme à celui observé dans les situations de backward masking). Dans l’Expérience 2a offrant un temps de présentation des pseudo-mots plus court (33 ms), nous répliquons ces deux effets avec une gêne pour le traitement de C2 et une facilitation pour le traitement de C1 en cas de ressemblance de voisement. Cette expérience apporte donc un argument supplémentaire à l’intervention d’un niveau de connaissances sur les phonèmes, organisés chez l’adulte par des relations d’inhibition latérale, dont le poids est déterminé par la ressemblance infra-phonémique entre les phonèmes. Cette expérience montre que ce niveau de relations intervient précocement chez des adultes bons lecteurs, puisque les effets apparaissent avec un temps de présentation du pseudo-mot de 33 ms. Par contre, la configuration des résultats ne conforte pas l’hypothèse 3, et nous ne disposons toujours pas de données témoignant du premier mécanisme décrit dans notre modèle chez l’adulte pour le voisement. Nous tenterons plus loin de trouver des indices d’un tel mécanisme dans une expérience avec une présentation aussi rapide, mais imposant en plus une forte demande dans la tâche (Expériences 3a et 3b).

Enfin, nous avons observé une interaction, non prédite, entre les facteurs rang et voisement de la consonne cible. Cet effet révèle que, dans un stimulus écrit CVCV, le traitement de la consonne en première position est mieux réalisé si elle est sourde plutôt que sonore, alors que le traitement de la deuxième consonne est plus précis si elle est sonore plutôt que sourde. Ce dernier aspect est cohérent avec des éléments de phonétique articulatoire, et pourrait également être rapproché d’un phénomène de mutation consonantique décrit en linguistique diachronique.

Du point de vue articulatoire, il est plus facile de produire une consonne sonore qu’une consonne sourde en position inter-vocalique, car l’écart de sonorité est alors réduit. Aussi, dans une épreuve où la présentation visuelle est si rapide qu’elle laisse sans doute une part au devinement, il n’est pas très surprenant d’observer une tendance à lire une consonne sonore plutôt que sourde en C2 (qui se trouve entre deux voyelles).

Par ailleurs, la tendance à lire une consonne sonore en position inter-vocalique pourrait être analogue à un phénomène observé en linguistique diachronique. Dans l’évolution des langues, les mécanismes de mutation consonantique suivent certaines lois. Ainsi, suivant la Loi de Grimm, l’occlusive sourde indo-européenne se transforme, en proto-germanique, en fricative sourde. Puis, si elle est en position intervocalique, elle devient une fricative sonore selon la Loi de Verner (Stéphanovitch, 1997, p. 16). La linguistique historique montre que les consonnes en position inter-vocalique tendent à subir un affaiblissement, réalisé par différents moyens : il peut s’agir d’une disparition, les voyelles ayant tendance à éliminer les consonnes, ou d’une sonorisation qui réduit la différence entre la consonne et son contexte vocalique. En français, cet affaiblissement se serait particulièrement produit au IIIème siècle, avec par exemple le passage de habére à avére (suppression), ou le passage de sapére à savére (sonorisation). D’autres exemples illustrent le même phénomène pour le passage du latin au français, où ripa devient rive et papilione devient pavillon (Bourciez, 1989, p. 170). On le retrouve aussi dans le passage du vieil anglais à l’anglais moderne (e.g., lufu devenu love, et drifan devenu drive). Pour la langue corse, dans le nord de l’île, certains auteurs parlent aussi d’un phénomène de mutation consonantique dans lequel une consonne mutante sourde est sonorisée lorsqu’elle est précédée d’une voyelle (e.g., làcrima devient l’agrima, et fata devient f’ada). Ainsi, l’effet que nous observons en lecture, qui favorise l’identification des consonnes sonores (par opposition aux sourdes) en position intervocalique n’est peut-être pas étranger au phénomène de mutation consonantique observé en linguistique diachronique.