2.4.3. Discussion

Nous observons un effet massif du rang de la consonne : la 1ère consonne (C1) est identifiée à la fois plus rapidement et plus précisément que la 2ème consonne (C2). Bien que les lettres soient peu nombreuses, les lecteurs ne semblent pas les avoir traitées de façon entièrement automatique (en parallèle), sans doute parce queles stimuli utilisés dans cette expérience sont des pseudo-mots : les participants sont donc obligés d’utiliser la voie non-lexicale (ou procédure par assemblage), séquentielle, pour lire de tels stimuli (Juphard et al., 2006).

La séquentialité de la présentation des deux syllabes gêne les adultes bons lecteurs. En effet, lorsque l’on compare les résultats des participants de cette Expérience 3a à ceux des participants de l’expérience princeps de Bedoin (2002), leurs performances sont meilleures et leurs temps de réponse plus courts lorsque la présentation des syllabes est simultanée (Bedoin, 2002) que lorsqu’elle est séquentielle (ici dans l’Expérience 3a). Ceci peut être dû au fait que la tâche est plus difficile à réaliser en présentation séquentielle car moins écologique, moins naturelle pour les lecteurs.

Par ailleurs, les temps de réponse sont influencés par la ressemblance de voisement entre les deux consonnes : la ressemblance procure surtout une aide. Celle-ci est évidente pour le traitement de C2, traitée à la fois significativement plus rapidement et plus exactement si la consonne qui la précède lui ressemble du point de vue du voisement. Sans que l’effet soit significatif sur les erreurs, nous constatons qu’il n’y a tout de même pas d’échange rapidité-exactitude et que la tendance pointe dans la même direction que pour les latences. Sur C1, l’effet de ressemblance est plus complexe puisqu’on assiste à un échange rapidité-exactitude (la ressemblance améliore l’exactitude mais au prix d’une moins grande rapidité). De plus, les contrastes statistiques n’atteignant pas le seuil de significativité, il est difficile de conclure à l’existence d’un effet pour le traitement de C1. Notre hypothèse trouve donc ici des arguments en sa faveur pour ce qui est d’une différence des effets de la ressemblance infra-phonémique selon le rang de la consonne cible.

Comme nous l’avons rappelé au paragraphe 3 du chapitre 1, une présentation simultanée des syllabes du pseudo-mot (Bedoin, 2003) permet d’observer chez des adultes une configuration de résultats différente de celle que nous relevons ici, avec une présentation divisée. En présentation simultanée, en cas de partage de voisement par C1 et C2, il se produit une facilitation pour l’identification de C1, et une perturbation pour celle de C2. Ces résultats avaient été interprétés en terme d’organisation des connaissances phonémiques selon des relations d’inhibition latérale entre les unités-phonèmes dont le poids varierait en fonction du nombre de traits phonologiques partagés. En exerçant des inhibitions vers les phonèmes similaires à C1, les relations d’inhibition latérale permettraient de supprimer une compétition gênante pour identifier C1, mais elles seraient défavorables au traitement de C2, si C2 est phonologiquement similaire(Bedoin & Krifi, 2009).

Or, ici, en présentation divisée, la ressemblance facilite l’identification de C2. Une explication paraît possible : un autre mécanisme (inter-niveaux) interviendrait en lecture.Le modèle que nous avons proposé dans la partie théorique le décrit comme plus précoce. L’information visuelle extraite en lecture au niveau des lettres activerait, via des relations facilitatrices bottom-up, les unités-phonèmes, qui activeraient elles-mêmes des unités-traits phonologiques. Les traits stimuleraient, en retour, les phonèmes avec lesquels ils sont compatibles, renforçant l’activation de C1 mais aussi de C2 s’il est phonologiquement similaire. Ce mécanisme produirait alors des effets facilitateurs en cas de ressemblance phonologique entre une première consonne (amorce) et une deuxième consonne (cible). Ce mécanisme n’avait pas encore été observé avec le trait de voisement, mais avait été montré avec les traits de mode et de lieu d’articulation, en cas de SOA très court. Dans l’Expérience 3a, en proposant une présentation séparée des syllabes, nous avons répliqué cet effet pour le voisement.

La présence simultanée des deux syllabes n’est peut-être pas anodine à l’égard du déclenchement du mécanisme intra-niveau. Celui-ci peut se déclencher assez rapidement, comme nous l’avons constaté avec des SOA plus brefs que celui qui est utilisé dans cette expérience (voir Expérience 2a, avec un SOA de 33 ms). La mise en œuvre de relations d’inhibition latérale pourrait être favorisée par la concurrence directe entre les lettres en présence. Une présentation successive de chacune des syllabes n’encouragerait pas le développement de ce mécanisme basé sur les relations d’inhibition latérale et permettrait un traitement plus indépendant des deux syllabes. Le mécanisme intra-niveau ne se développerait pas suffisamment pour réduire les performances sur le traitement de C2 en cas de partage de voisement avec C1, si C1 disparaît avant C2. En revanche, la plus grande rapidité de déclenchement du premier mécanisme lui permettrait de se produire, même dans de telles conditions. Notre hypothèse 5 est donc vérifiée.

Ainsi, nous mettons en évidence dans cette série d’expériences l’existence de deux mécanismes intervenant en lecture  chez les adultes bons lecteurs : un premier mécanisme facilitateur, précoce, entre unités-phonèmes et unités-traits phonologiques (relations inter-niveaux), qui laisserait place à un second mécanisme d’inhibition latérale entre unités phonémiques (relations intra-niveau), plus tardif.