3. Sensibilité au voisement en production chez les adultes : Expérience 4

A cette étape de nos recherches, nous avons observé pour le mode et le lieu d’articulation plusieurs effets compatibles avec les prédictions d’un modèle décrivant le traitement successif de syllabes écrites comme soumis aux influences de deux mécanismes impliquant des traits phonologiques. Le premier mécanisme reposerait sur des connexions verticales, activatrices, grâce auxquelles les traits activés par une première consonne stimuleraient les phonèmes partageant ces traits. Il donnerait lieu à un amorçage facilitateur entre deux stimuli successifs présentant une ressemblance infra-phonémique. L’autre mécanisme, déclenché un peu plus tard, reposerait sur des connexions horizontales (relations d’inhibition latérale) qui compenseraient le biais induit par le mécanisme précédent. Il aurait pour effet de rendre plus difficile l’identification d’un phonème partageant des traits avec un phonème précédent.

Jusqu’ici, les données obtenues en manipulant la ressemblance de voisement entre des syllabes successives s’expliqueraient surtout par ce deuxième mécanisme dans le cas de tâches simples, car nous avons relevé seulement des effets de type inhibiteur sur le second stimulus en cas de partage de voisement. Cela pourrait être dû à un déclenchement particulièrement rapide des relations d’inhibition latérale basées sur le partage de traits de voisement ; cet engagement rapide du deuxième mécanisme masquerait très vite les traces du premier. Les Expériences 3a et 3b ont tout de même permis de montrer l’implication du premier mécanisme en cas de partage de voisement, à condition d’entraver la mise en jeu du deuxième mécanisme par une présentation individuelle des syllabes du stimulus CVCV.

L’objectif de l’Expérience 4 est d’apporter une preuve supplémentaire à l’implication du premier mécanisme basé sur le partage du voisement. Le but dans cette expérience est donc d’aménager des conditions favorables à l’observation des effets du premier mécanisme, en cas de ressemblance de voisement, pour confirmer qu’il se produit tout de même, comme c’est le cas pour la ressemblance de mode ou de lieu d’articulation. Afin d’accroître les chances d’accéder aux effets de ce premier mécanisme, la présentation des stimuli C1VC2V sera particulièrement rapide, et la tâche très exigeante. Les participants devront produire immédiatement à voix haute l’une des deux syllabes du pseudo-mot écrit (C1V ou C2V) selon une consigne préalable.

Dans une telle tâche de production, l’intervention attendue d’un mécanisme d’amorçage phonologique facilitateur pourrait se traduire par deux phénomènes :

1/ Nous attendons une plus grande exactitude de production de C2 dans la condition où cette consonne a le même trait de voisement que C1 (hypothèse 6).

2/ A partir du modèle, nous pouvons aussi prédire que la proportion d’erreurs ne préservant pas le voisement de la cible C2 sera plus élevée dans la condition où C2 et C1 ont un voisement différent, que dans la condition où ils partagent le trait de voisement (hypothèse 7). En effet, après l’extraction rapide du voisement de C1, d’autres phonèmes contenant ce trait devraient être pré-activés. Si C1 et C2 n’ont pas le même voisement, cela devrait induire beaucoup d’erreurs consistant à produire pour C2 un phonème dont le voisement est celui de C1. Par contre, si C1 et C2 partagent le même voisement, ce même mécanisme peut entraîner des erreurs, mais celles-ci préserveront le voisement de C2, qui est le même que celui de C1. Les erreurs consistant à appliquer indûment à une consonne un trait phonologique extrait d’un phonème précédent sont documentées en production de la parole, sous le terme d’« harmonie consonantique ». Le modèle qui fonde nos hypothèses permet de prédire des erreurs par harmonie consonantique progressive, et non régressive, car le voisement de C2 pourrait s’assimiler à celui de C1, sur la base du mécanisme d’amorçage facilitateur décrit en psychologie cognitive.