4.3.3. Discussion

Comme dans les expériences précédentes, nous trouvons un effet massif du rang de la consonne : la première consonne est identifiée à la fois plus rapidement et plus précisément que la deuxième. Cet effet est vraisemblablement dû au fait que les lecteurs effectuent un traitement séquentiel des pseudo-mots présentés (Juphard et al., 2006).

Notre hypothèse générale était qu’il existe des effets de ressemblance infra-phonémique en lecture entre deux consonnes écrites d’un même pseudo-mot, se manifestant sur C1 et sur C2. Le premier objectif de l’expérience était donc de tenter de montrer des effets opposés selon le rang de la consonne, en particulier un effet inhibiteur pour C2. C’est justement l’effet que nous retrouvons en cas de partage du trait de mode et en cas de partage du trait de lieu. En effet, l’identification de C2 est perturbée si la consonne qui la précède partage le même mode ou le même lieu. L’effet du mode sur le traitement de C1 n’atteint pas le seuil de significativité, mais va dans le sens d’une facilitation. La ressemblance phonologique n’a donc pas le même effet selon le rang de la consonne cible. Ces résultats peuvent être interprétés en termes de connaissances sur les phonèmes organisées selon des relations d’inhibition latérale. En effet, la mise en place de ces relations intra-niveau produirait un effet négatif de la ressemblance de mode sur la deuxième consonne. Le traitement de la deuxième consonne est alors rendu difficile, et son effet négatif de masque est supposé se réduire et moins affecter l’identification de la première consonne (Bedoin & Krifi, 2008 ; Bedoin, 2003 ; Krifi, Bedoin & Herbillon, 2003). Cela concorde avec les données trouvées dans cette expérience pour le mode et le lieu. Néanmoins, l’effet du mode est très fort, plus fort que celui du lieu. L’effet de la ressemblance de mode sur C2 explique une plus grande part de la variance que l’effet de la ressemblance de lieu. Notre hypothèse 12 trouve donc ici des arguments en sa faveur.

En revanche, nous retrouvons peu d’effet de la ressemblance de voisement entre les deux consonnes du stimulus dans cette expérience. Il se peut que cette absence soit due au contexte particulier dans lequel le voisement est ici manipulé. En effet, l’Expérience 5a teste également l’effet de la ressemblance de voisement, mais les consonnes partagent dans cette expérience le même mode à la base. Nous trouvons alors un effet significatif du voisement. Ici, les deux consonnes ne partagent qu’un seul trait phonologique : lorsque C1 et C2 partagent le même voisement, elles ne partagent pas le même mode en plus. Dans cette condition, nous ne retrouvons plus d’effet significatif du voisement. Par conséquent, si deux consonnes ne partagent que le même voisement, en l’absence de ressemblance de mode, cela n’entraîne pas de difficulté particulière pour identifier la deuxième consonne. Cela va dans le sens d’une certaine dépendance des effets de voisement par rapport à des caractéristiques de mode, comme dans l’Expérience 5a. Par ailleurs, cette absence d’effet du voisement ici n’est pas due à une trop grande différence générale entre deux phonèmes en terme de nombre de traits en commun puisque nous retrouvons un effet du lieu et surtout du mode dans des conditions expérimentales équivalentes.

Nous pouvons donc avancer quatre arguments en faveur d’une organisation hiérarchique des traits phonologiques en lecture, dans laquelle le mode serait au-dessus du voisement. Le premier argument est issu de l’Expérience 5a : l’effet négatif de la ressemblance de voisement pour le traitement de C2 se limite aux consonnes occlusives, il est donc dépendant des caractéristiques de mode. Le deuxième argument est issu de la comparaison entre les résultats des Expériences 5a et 5c : l’effet du voisement dépend de la présence ou non d’une ressemblance de base en terme de mode. Le troisième argument est l’indépendance de l’effet de partage de mode par rapport aux caractéristiques de base des consonnes concernées en terme de voisement. Le quatrième argument est l’importance de la taille de l’effet du partage de mode par rapport à la taille des effets de partage d’autres traits (Expérience 5c). Les différents types de traits ne semblent donc pas être traités de la même manière : nous trouvons des effets explicables par l’intervention de relations d’inhibition latérale en cas de ressemblance de mode, de lieu ou de voisement, mais ces effets sont plus systématiques pour le mode. En cela, notre hypothèse 12 trouve ici des arguments en sa faveur, pour ce qui est d’une organisation hiérarchique des traits phonologiques.

L’ensemble de ces résultats est cohérent avec ceux d’autres travaux menés dans l’équipe (Bedoin & dos Santos, 2008 ; Bedoin & Krifi, 2009) et avec d’autres données de la littérature qui montrent un statut prédominant de la catégorie de mode. Rogers et Storkel (1998) montrent en effet en production de parole que la ressemblance infra-phonémique entre les mots à prononcer est source d’erreurs, et que le mode a justement une importance particulière à cet égard. De la même manière, Stevens (2002) montre que le mode est un critère majeur pour discriminer deux consonnes entendues. Dans d’autres études en clinique, le mode est le trait le mieux préservé en cas d’aphasie (Gow et Caplan, 1996).