5.1.4. Discussion des résultats chez les adultes

L’objectif de cette expérience était d’obtenir des indices au sujet d’une éventuelle hiérarchie dans l’importance accordée à trois types de traits (mode, lieu d’articulation et voisement). Nous avons pour cela estimé les préférences pour différents types de ressemblance entre les représentations phonologiques générées par les participants à partir de consonnes écrites. Ces participants étaient choisis pour ne pas avoir de connaissances dans les disciplines phonologie et phonétique, afin d’évaluer le rôle d’une éventuelle organisation implicite des types de traits. Dans le plan de l’expérience, nous avons privilégié l’évaluation de toutes les comparaisons de manière intra-individuelle, et chaque participant a répondu à trois blocs opposant chacun deux types de traits. L’opposition directe des trois catégories de traits aurait induit une tâche qui nous semblait très difficile, en particulier pour les enfants et les patients qu’il était envisagé de tester. La série d’oppositions entre les catégories de traits considérés deux à deux ne permet en revanche qu’une estimation indirecte d’une organisation entre ces catégories, et nous avons proposé d’accumuler une série d’indices, issus de plusieurs analyses, pour mieux comprendre comment chacune des trois catégories de traits testées trouve sa place dans une hiérarchie.

Le point le plus marquant dans les résultats des adultes est le privilège accordé à la ressemblance de mode d’articulation entre les consonnes des syllabes CV présentées, que ce soit en modalité visuelle ou en modalité audio-visuelle. Cela conduit à proposer de placer ce type de trait au sommet de la hiérarchie des catégories étudiées. A l’issue de notre expérience, plusieurs arguments peuvent en effet être avancés au sujet de ce statut privilégié. Tout d’abord, d’après les tests binomiaux appliqués au niveau le plus général, comme indépendamment dans les blocs Mode-Lieu et Mode-Voisement, les choix d’appariement de syllabes se sont fait plus fréquemment en fonction du mode qu’en fonction de l’ensemble des autres critères proposés en concurrence. De plus, la concurrence exercée par la présence d’une ressemblance de mode est toujours plus forte que celle qu’exerce le partage de tout autre trait. Les deux autres catégories de traits sont choisies moins fréquemment que le hasard ne permettrait de le prédire, ce qui souligne encore l’importance accordée implicitement à la ressemblance de mode dans cette expérience. De plus, le privilège accordé à la ressemblance de mode se reflète de façon homogène dans les choix d’appariement conduisant à rapprocher aussi bien deux consonnes occlusives que deux consonnes fricatives. Ces deux traits sont traités dans l’expérience avec une importance qui ne diffère jamais, même lorsqu’elle est examinée en détail dans chacun des blocs, ce qui plaide en faveur d’une catégorie de mode cohérente. La prédominance du mode sur le lieu et le voisement retrouvée dans cette expérience est en accord avec les modèles plaçant le mode au sommet d’une hiérarchie de catégories de traits dans la mesure où il définit la représentation d’un segment à l’intérieur d’une syllabe (Van der Huslt, 2005), et dans la mesure où il sert de base, en tant que trait « articulator-free», à la discrimination des traits « articulator-bound » que sont le lieu et le voisement (Stevens, 2002). Nos résultats sont également cohérents avec ceux d’autres travaux où le mode est montré comme étant une catégorie de trait plus importante que le lieu et le voisement pour juger de la similarité de syllabes (Peters, 1963), mais aussi où la ressemblance de mode entre des paires de mots conduit à l’effet le plus négatif sur les latences de production de parole (Rogers & Storkel, 1998).

Des rapports hiérarchiques se profilent aussi entre les traits de lieu et de voisement, qui ne prennent cependant jamais le pas sur les traits de mode. Plusieurs indices suggèrent que le partage du trait de lieu est un critère plus suivi que le partage du trait de voisement pour la tâche d’appariement de consonnes lorsque la modalité de présentation est seulement visuelle.Ce résultat est en accord avec les données de Hebben (1986), qui montre que le lieu d’articulation aurait un statut plus important que le voisement. En présence d’une ressemblance de mode, la ressemblance de lieu exerce une attraction plus importante que la ressemblance de voisement. Lorsque les ressemblances de lieu et de voisement sont directement comparées dans le bloc Voisement-Lieu, les adultes effectuent davantage d’appariements selon le lieu. Cette préférence ne s’explique pas par un trait de lieu en particulier, qu’il soit labial, dental ou vélo-palatal. Bien qu’elle soit moins marquée que la préférence pour le mode, notamment selon les indications fournies par la comparaison de la taille des effets, la préférence pour la ressemblance de lieu plutôt que de voisement se dessine donc à travers les résultats des adultes en modalité visuelle.Ces résultats sont en contradiction avec certaines données de la littérature accordant un statut important au voisement, comme les travaux de Miller et Nicely (1955) qui montrent la robustesse du voisement en perception de parole dans le bruit, ou encore ceux de Peters (1963) et Jaeger (1992) qui mettent en évidence le rôle primordial du voisement respectivement en jugement de similarité et dans les productions d’enfants où les erreurs de substitution de lieu sont les erreurs de « langue qui a fourché » les plus fréquentes. Néanmoins, les données de la littérature concernant le poids des catégories de lieu et de voisement sont encore équivoques. En effet, Miceli et al. (1978) montrent que les participants sont plus sensibles au lieu qu’au voisement dans des tâches de discrimination en perception de parole, alors que des tâches de jugement de similarité de paires de consonnes ont montré que le voisement contribuait soit également (Perecman et Kellar, 1981) soit davantage à ce jugement que le lieu (Peters, 1963). Ces résultats controversés sont certainement en lien avec le type de tâche demandée. Dans notre tâche proposée ici, les résultats à propos du lieu et du voisement varient en fonction de la modalité de présentation (visuelle ou audio-visuelle).

En effet, en modalité audio-visuelle, le lieu perd de son attractivité par rapport au voisement : les rapports hiérarchiques entre voisement et lieu sont moins évidents qu’en modalité purement visuelle. Cette perte d’attractivité du lieu se fait au profit du voisement, en particulier lorsque le trait est sonore. Cela suggère que les rapports hiérarchiques entre le lieu et le voisement ne sont pas complètement stables, en tout cas moins nettement que pour le mode qui apparaît clairement au sommet de la hiérarchie.

Les données de l’Expérience 6a apportent donc des arguments favorables à notre hypothèse (hypothèse 13) concernant l’organisation cognitive des traits en catégories et permettent de tracer les premières lignes d’une hiérarchie. Elles apportent la preuve du statut prédominant du mode pour guider intuitivement les réponses dans une tâche d’appariement de syllabes écrites, à la fois en versions visuelle et audio-visuelle. Le voisement et le lieu semblent jouer un rôle secondaire, avec une attractivité un peu plus importante pour le lieu. Nous pensons que ces catégories de traits phonologiques se construisent peu à peu avec le niveau scolaire chez les enfants normo-lecteurs, et qu’une telle hiérarchie se met progressivement en place. Les enfants avec trouble d’apprentissage de la lecture, ici dyslexiques, pourraient présenter des anomalies dans l’organisation de ces catégories de traits.