5.2.3. Discussion des résultats des enfants avec ou sans trouble de la lecture

La hiérarchie des catégories de traits est plus marquée chez les adultes que chez les enfants des 4 groupes (enfants normo-lecteurs et enfants dyslexiques). Cette hiérarchie continue donc à se mettre en place au-delà de 8 ans. Néanmoins, certains aspects de cette hiérarchie sont déjà présents, bien qu’atténués, chez les enfants de CE1, CE2 et les deux groupes d’enfants dyslexiques, et les résultats de ces épreuves révèlent une anomalie de l’organisation des catégories de traits chez les enfants dyslexiques phonologiques.

Dans le cas des lecteurs les plus jeunes de notre étude (scolarisés en CE1), les indices de hiérarchie entre les catégories de lieu, de mode et de voisement sont encore faibles, d’après les appariements réalisés. Deux phénomènes différencient cependant déjà leurs réponses du hasard : le partage du mode est pour eux attractif, alors que le partage du voisement l’est particulièrement peu. A cet âge, nous ne retrouvons toutefois pas de différence significative entre les concurrences exercées par l’une ou l’autre des ressemblances manipulées. Il n’y a donc pas de hiérarchie vraiment claire en CE1.

Puis la dominance du mode s’affirme en CE2, y compris dans les analyses comparant la force de concurrence exercée par ce trait et par d’autres. La dominance du mode s’affirme ainsi en CE2, tout d’abord par rapport au voisement. En cela, nos résultats contredisent l’hypothèse de Jaeger (1992) qui décrit le voisement comme un critère d’organisation plus important chez les jeunes lecteurs que chez les adultes. Cette différence pourrait s’expliquer par la différence de langue entre les enfants des deux études. En revanche, une sensibilité précoce à la ressemblance infra-phonémique basée sur le mode a été montrée chez des enfants de 9 mois (Jusczyk et al., 1999), et nos résultats montrent que le premier type de trait émergeant dans l’appariement de syllabes écrites chez des enfants de CE2 est aussi le mode. Chez les enfants de CE1, la catégorie de mode n’est pas aussi homogène que chez les enfants de CE2 et les adultes, puisque le mode n’est pas préféré indépendamment de la valeur du trait de mode (occlusif ou fricatif) partagé par les consonnes. Dès le CE2, les réponses sont toutefois déjà homogènes pour ces deux valeurs de mode. Par ailleurs, comme l’attraction par le lieu ne diffère ni de celle du mode, ni de celle du voisement en CE1 et CE2, le lieu aurait à cet âge un statut intermédiaire, qui se maintient chez les adultes où la hiérarchie Mode-Lieu-Voisement est plus nettement dessinée.

Chez les enfants dyslexiques de surface, la ressemblance de mode est plus attractive que la ressemblance de voisement, mais aussi que la ressemblance de lieu. Ces indices d’un attrait particulier pour le mode d’articulation montrent un début d’organisation des connaissances sur les traits phonologiques chez les enfants dyslexiques de surface. Comme les dyslexiques phonologiques et les enfants les plus jeunes, les dyslexiques de surface ne laissent pas de côté la ressemblance de lieu, comme le font plus tard les adultes. Nous n’avons cependant pas pour l’instant les moyens de savoir quand cet amoindrissement de l’attraction par le partage de lieu disparaît (il faudrait pour cela tester des enfants normo-lecteurs plus âgés). Chez les dyslexiques de surface, les ressemblances de lieu et de voisement ne semblent pas (encore) avoir de poids différent. Dans cette forme de dyslexie, la hiérarchie des types de traits est immature essentiellement sur cet aspect : c’est une anomalie qui les distingue des dyslexiques phonologiques.

Le résultat le plus surprenant apparaît chez les dyslexiques phonologiques, chez qui les rapports hiérarchiques des catégories sont plus atypiques, avant tout parce que la ressemblance de mode ne domine ni la ressemblance de lieu, ni la ressemblance de voisement. Cette relative insensibilité au mode est particulièrement visible dans les cas de choix entre les ressemblances de mode et de lieu : les dyslexiques phonologiques sont le seul groupe pour lequel le mode n’est pas alors choisi. Les dyslexiques phonologiques pourraient bien accorder trop peu d’importance au mode, parce que le lieu est un aspect phonologique pour eux trop central. C’est ce que confirme l’analyse comparant l’effet de concurrence exercée par le partage du lieu ou du voisement, la ressemblance de lieu apparaissant alors comme excessivement attractive, même par rapport aux effets chez l’adulte.Ces résultats confortent donc l’idée d’une prégnance particulièrement forte de la ressemblance de lieu pour les dyslexiques phonologiques, et d’une sensibilité anormalement faible à la ressemblance de mode.

Par ailleurs, un autre élément doit être pris en compte dans une organisation hiérarchique des catégories de traits : l’homogénéité de chacune d’elles. La catégorie de mode présente une forte homogénéité dans les 5 groupes de participants testés, sauf chez les enfants de CE1 en raison d’une différence entre les consonnes occlusives et les consonnes fricatives. Cette différence s’efface en CE2, et n’est pas présente chez les enfants dyslexiques. La catégorie de lieu est homogène chez les enfants de CE1, chez les enfants dyslexiques de surface et chez les adultes. Elle n’est pas homogène chez les enfants de CE2 car ils sont davantage guidés par le lieu pour les traits labial et vélo-palatal que le lieu soit opposé au mode ou au voisement. Mais cette différence est transitoire et disparaît chez l’adulte. Concernant cette homogénéité de la catégorie de lieu, les enfants dyslexiques phonologiques se distinguent des dyslexiques de surface : l’attrait pour le lieu lorsque les consonnes sont vélo-palatales demeure chez eux, ce qui n’est pas le cas chez les dyslexiques de surface. L’attraction pour le lieu chez les dyslexiques phonologiques s’explique donc surtout par leur attirance pour le lieu arrière. Enfin, concernant l’homogénéité de la catégorie de voisement, les enfants dyslexiques phonologiques se distinguent encore (comme les enfants de CE1) par une différence entre les consonnes sonores et les consonnes sourdes, ce qui n’est pas le cas chez les enfants de CE2, chez les adultes ou chez les enfants dyslexiques de surface.

Ainsi, l’ensemble de ces expériences d’appariement de syllabes permet de mettre en évidence une organisation hiérarchique des catégories de traits phonologiques chez les adultes bons lecteurs et une émergence progressive de cette organisation chez les enfants normo-lecteurs. Nos hypothèses 13 et 14 sont donc vérifiées. Nous montrons également une organisation différente des trois catégories de traits phonologiques chez les enfants dyslexiques, et des anomalies particulièrement marquées chez les enfants présentant une dyslexie de type phonologique plutôt qu’une dyslexie de type surface : notre hypothèse 15est donc également vérifiée. Nous apportons ainsi un argument supplémentaire à la pertinence de la distinction entre les types de dyslexie chez l’enfant, dans la mesure où les enfants dyslexiques phonologiques présentent une organisation hiérarchique des catégories de traits phonologiques différente de celle des enfants dyslexiques de surface.