Chapitre 4 : Discussion générale

1. Rôle des connaissances infra-phonémiques en lecture : deux mécanismes en jeu

1.1. Proposition de modèle

Un des objectifs de ce travail est d’évaluer les effets de ressemblance infra-phonémique entre les consonnes d’un stimulus écrit dans les étapes précoces de son traitement. Des études en psycholinguistique ont suggéré que le code phonologique impliqué en lecture peut être décrit en terme de traits phonologiques (Bedoin, 1998a ; Bedoin, 2003 ; Bedoin & Chavand, 2000 ; Lukatela et al., 2001), mais d’autres preuves sont nécessaires.

Dans de précédentes expériences d’amorçage, nous avions montré que la ressemblance de voisement, de lieu ou de mode d’articulation entre des consonnes traitées séquentiellement gêne l’identification de la consonne cible lorsque celle-ci est présentée en seconde position, à condition d’utiliser un SOA de 66 ou 100 ms (Bedoin, 1998b ; Bedoin, 2002 ; Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003). Cet effet d’amorçage, où la similarité se traduit par une détérioration des performances, fait écho à l’amorçage phonétique inhibiteur observé en perception de parole lorsque le second stimulus partage des traits du précédent, dans un environnement bruité (Luce, Pisoni & Goldinger, 1990 ; Goldinger et al., 1992). Il n’est pas sans rappeler des effets d’amorçage inhibiteur également recueillis en production de parole en cas de partage de nombreux traits par des mots successifs (Rogers & Storkel, 1998 ; Yaniv et al., 1990 ; Meyer & Gordon, 1985). En lecture, cet effet a été interprété comme pouvant résulter de l’intervention de relations d’inhibition latérale entre phonèmes, relations dont le poids dépendrait des traits phonologiques partagés (Bedoin, 2003).

A l’inverse, toujours à l’écrit, une présentation plus rapide de l’amorce (SOA de 33 ms) induit un effet d’amorçage facilitateur, tout au moins en cas de ressemblance de lieu ou de mode (Bedoin & Krifi, 2009). Celui-ci pourrait être basé sur un mécanisme rapide de bas niveau, fondé sur des relations activatrices entre phonèmes et traits phonologiques, telles que proposées dans des modèles décrivant des connexions excitatrices bi-directionnelle entre le niveaux des phonèmes et celui des traits (McClelland & Rumelhart, 1981).. Toutefois, dans le cas particulier d’une ressemblance de voisement, avec une présentation aussi rapide la similarité se traduit chez les adultes bons lecteurs par un amorçage inhibiteur, comme si les relations d’inhibition latérale basées sur le voisement intervenaient particulièrement vite. De premiers indices faisaient tout de même soupçonner, en cas du partage de voisement comme pour les autres traits, l’implication d’un premier mécanisme, induisant une facilitation particulièrement transitoire, difficile à mettre en évidence expérimentalement. En effet, nous avions observé un amorçage facilitateur en cas de ressemblance de voisement chez des jeunes enfants normo-lecteurs (CE1) et chez des enfants dyslexiques, dont les traitements sont globalement plus lents ou encore incomplets (Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003). Cela suggérait que la ressemblance de mode, de lieu ou de voisement pouvait produire un amorçage facilitateur, basé sur un premier mécanisme phonologique de bas niveau, remplacé par un second mécanisme phonologique de type inhibiteur (particulièrement rapide en cas de ressemblance de voisement) qui masquerait ses effets.

Dans cette thèse, nous proposons ainsi un modèle de lecture, inspiré du modèle d’activation interactive de McClelland et Rumelhart (1981), articulant deux mécanismes basés sur les traits phonologiques : un mécanisme impliquant des relations activatrices entre les phonèmes et les traits phonologiques, et un mécanisme basé sur des relations d’inhibition latérale entre phonèmes partageant des traits phonologiques. Dans ce modèle, l’hypothèse d’un rôle des traits dans les traitements phonologiques en lecture tient une place centrale : elle n’est pas étrangère à des idées développées en perception de la parole par un modèle comme TRACE de McClelland et Rumelhart (1981) ou le modèle de la cohorte de Marslen-Wilson (1987).

Nous proposons que les unités-lettres activent les unités-phonèmes, activant elles-mêmes des traits phonologiques, comme dans le modèle TRACE. Un trait pourrait alors renforcer en retour les phonèmes avec lesquels il est compatible, par des relations ascendantes activatrices. Ces activations seraient à l’origine d’un renforcement du phonème correspondant effectivement à la lettre présentée, mais elles produiraient aussi l’activation d’autres phonèmes avec lesquels le trait activé est compatible, ce qui créerait un ensemble de compétiteurs pour le phonème à identifier. Les compétiteurs issus de ce mécanisme seraient suffisamment activés pour être particulièrement bien reconnus par la suite. Cela expliquerait que, dans les premières étapes de traitement d’un stimulus écrit (S2), le partage de traits phonologiques avec un stimulus préalable (S1) facilite l’identification du stimulus (S2), effet observé jusqu’ici en cas de partage de traits de mode ou de lieu d’articulation (Bedoin & Krifi, 2009 ; Chavand, 1998 ; Chavand & Bedoin, 1998 ; Lukatela et al., 2001). Il s’agirait en fait d’un biais initial, induisant une tendance à lire dans le deuxième stimulus une lettre partageant des traits phonologiques avec les stimuli traités précédemment. Comme tout biais, il pourrait bien sûr être à l’origine de certaines erreurs en lecture.

D’autre part, notre modèle propose, comme dans le modèle TRACE et à la différence du modèle de la cohorte, des relations d’inhibition latérale entre phonèmes. Ces relations d’inhibition latérale auraient des poids différents selon la similitude des phonèmes en termes de traits phonologiques. Le partage de traits phonologiques par deux phonèmes se traduirait par une augmentation de la force des relations d’inhibition latérale qui les relient. Grâce à la mise en jeu de telles relations entre phonèmes partageant de nombreux traits, les candidats concurrents verraient leur niveau d’activation baisser. Ce deuxième mécanisme permettrait de rendre compte de la détérioration des performances sur le stimulus présenté en deuxième position, lorsqu’il partage des traits phonologiques avec le précédent, et lorsqu’un délai suffisant sépare les deux stimuli, sans doute essentiellement à partir de 66 ms (Bedoin & Krifi, 2009). Ce deuxième mécanisme phonologique contrebalancerait le premier et, surtout, permettrait de contrer le biais initial qu’il produit. Au final, le mécanisme basé sur les inhibitions latérales pourrait donc éviter au lecteur des erreurs spontanément induites par le premier mécanisme phonologique.

Ce modèle permet d’expliquer les résultats obtenus dans nos précédentes études d’amorçage et de masquage rétroactif chez les adultes bons lecteurs (Bedoin, 1998 ; Bedoin & Chavand, 2000 ; Bedoin & Krifi, 2009) et chez les enfants normo-lecteurs (Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003). D’une part, le mécanisme basé sur les inhibitions latérales pourrait expliquer la gêne observée pour le traitement du deuxième stimulus en cas de succession de stimuli écrits partageant des traits phonologiques. D’autre part, le premier mécanisme, activateur, pourrait rendre compte de la facilitation observée parfois, en cas de SOA très bref, en condition de forte ressemblance infra-phonémique.

Pour tester le modèle, nous nous sommes basées sur ses propositions pour émettre une prédiction quant à l’influence de la similarité phonologique sur le traitement du premier stimulus en cas de succession rapide de deux mots, dans des situations expérimentales de backward masking. Dans de telles expériences, le traitement de la cible présentée en premier est interrompu par le second stimulus qui la masque. Ce masque produit donc un effet négatif. Toutefois, cet effet délétère est réduit lorsque la cible et le masque ont des lettres en commun, ou lorsqu’ils sont homophones (Frost & Yogev, 2001 ; Perfetti & Bell, 1991 ; Perfetti, Bell & Delaney, 1988 ; Tan & Perfetti, 1999). S’appuyant sur les données de la littérature, notre prédiction était donc que le partage de traits phonologiques par la cible et le masque devrait permettre de lire la cible plus facilement. Le partage du trait de voisement par deux stimuli se succédant rapidement produit en effet une réduction des performances dans une épreuve de décision lexicale sur le second stimulus en situation d’amorçage, mais une amélioration des performances pour le rappel du premier en situation de backward masking.

L’apparition de ces phénomènes d’amorçage et de masquage entre deux stimuli successifs a été vérifiée entre les deux consonnes d’un même stimulus écrit (pseudo-mot de structure CVCV) chez les adultes bons lecteurs et chez les enfants normo-lecteurs. La tâche est alors d’identifier l’une des deux consonnes. Conformément aux effets observés dans les expériences de masquage et d’amorçage impliquant deux stimuli successifs, Krifi, Bedoin et Mérigot (2003) ont montré que la ressemblance de voisement facilite le traitement de la première consonne (effet conforme à celui observé dans les situations de masquage) et perturbe le traitement de la deuxième (effet conforme à celui observé dans les situations d’amorçage) chez les adultes et chez les enfants normo-lecteurs à partir du CE2. Les effets sont résumés dans la Figure 7 du chapitre 1, paragraphe 3.2. Les plus jeunes lecteurs (en CE1) sont déjà sensibles au partage de voisement par les deux consonnes, mais cela se traduit par une amélioration des performances pour l’identification de la deuxième consonne. Cet effet peut s’expliquer par la mise en jeu du premier mécanisme phonologique, basé sur les relations activatrices entre phonèmes et traits phonologiques. Ces jeunes lecteurs ne semblent pas encore disposer d’une organisation des phonèmes par des relations d’inhibition latérale. La mise en jeu des relations d’inhibition latérale en lecture semble donc se mettre en place progressivement, avec un véritable palier en CE2, sans doute en lien avec l’apprentissage de la lecture. L’apprentissage de la lecture, et ses exigences importantes en termes de précision et d’organisation des connaissances phonologiques, pourrait en effet bien être le principal moteur de la mise en place de ce raffinement particulier de la structure des unités phonologiques. L’évolution progressive observée chez les enfants normo-lecteurs dans l’étude de Krifi et al. (2003) est compatible avec l’idée de Ventura, Kolinsky, Querido, Fernandes et Morais (2007), selon laquelle les connaissances phonologiques peuvent se modifier en lien avec la lecture. Il semble en tout cas que la mise en place d’organisation fine des connaissances phonologiques se prolonge assez tard au cours du développement, et qu’elle aille de paire avec un apprentissage réussi de la lecture.