1.2. Décours temporel des deux mécanismes phonologiques

Le prolongement de notre réflexion sur le rôle des traits phonologiques en lecture chez les adultes bons lecteurs a permis de mieux connaître le décours temporel des deux mécanismes phonologiques proposés. Nous supposions déjà que le mécanisme activateur intervenait plus rapidement que celui impliquant les relations d’inhibition latérale. Dans cette thèse, les Expériences 2a, 2b et 2c ont permis de préciser les conditions nécessaires à l’apparition des deux effets produits par le partage de traits phonologiques par les consonnes d’un stimulus écrit C1VC2V, et d’estimer plus précisément les durées de présentation visuelle permettant de développer l’un et l’autre mécanismes. Nous avons pour cela utilisé une durée de présentation variable, de 33, 66 et 100 ms pour le stimulus. Chez un lecteur compétent, la lecture d’un tel mot court implique sans doute des activations lexicales extrêmement rapides. Cette participation du lexique aux étapes précoces de l’identification d’un mot est intéressante et devrait être prise en compte dans un prolongement de ces travaux. Nous avons toutefois fait le choix, dans cette thèse, de nous concentrer avant tout sur les traitements impliquant des unités infra-lexicales. Il s’agissait surtout de mettre en évidence leur rôle, et pour cela nous avons utilisé des pseudo-mots, qui permettent de les isoler plus facilement, quoique non complètement, des influences lexicales. Par ailleurs, le choix d’utiliser des pseudo-mots n’est pas anodin à l’égard de la séquentialité des traitements. Il est aujourd’hui généralement admis que les lettres d’un mot court sont essentiellement traitées en parallèle par un bon lecteur, ce qui peut permettre une identification extrêmement rapide du mot, surtout s’il correspond à une représentation orthographique familière. Dans le cas d’un pseudo-mot, un tel traitement automatique s’engage sans doute, mais l’absence de correspondance directe avec une représentation orthographique rendrait rapidement utile un traitement séquentiel des graphèmes. Nous avons confirmé la séquentialité de ce traitement des pseudo-mots écrits, même lorsqu’ils ne comportent que quatre lettres, avec un avantage systématique pour le traitement de la première syllabe par rapport à la seconde. Etant donné que nous souhaitions reproduire, entre les lettres d’un stimulus écrit unique, des effets préalablement observés entre des mots présentés séquentiellement, notre choix d’utiliser des pseudo-mots s’explique donc aussi par la séquentialité du traitement de leurs graphèmes.

L’Expérience 2a est très proche de celle de Bedoin (2003), la seule différence concerne le temps de présentation du pseudo-mot : 33 ms ici et non 50 ms. Pour rappel, dans cette expérience princeps, la ressemblance de voisement aidait le traitement de C1 et gênait celui de C2 à l’image des effets de backward masking et d’amorçage inhibiteur observés pour des couples de mots ou pseudo-mots présentés l’un après l’autre. Ces résultats étaient interprétés dans le cadre du modèle d’organisation des phonèmes selon des relations d’inhibition latérale. Avec un SOA de 50 ms, les effets obtenus en cas de similarité suggéraient que des relations d’inhibition latérale produisent un effet négatif sur le traitement de C2 ; l’aide procurée au traitement de C1 pouvait s’expliquer par une réduction de l’effet négatif du masque (le « masque » C2 étant mal identifié). En utilisant dans l’Expérience 2a un SOA plus court (33 ms), nous espérions relever des indices du mécanisme phonologique activateur, que notre modèle décrit comme plus précoce, pour le voisement comme pour les traits de mode et de lieu. Des tels indices n’avaient encore pas été observés, en dehors des très jeunes lecteurs et d’enfants dyslexiques (Krifi, Bedoin & Herbillon, 2003). Les résultats de l’Expérience 2a n’ont pas permis de vérifier cette hypothèse. Avec un SOA de 33 ms, nous avons en effet répliqué les effets obtenus avec un SOA de 50 ms. Nos Expériences 2b et 2c, conduites selon la même procédure mais avec des SOAs de 66 et 100 ms, ont montré que les effets témoignant de l’engagement de relations d’inhibition latérale (facilitation de l’identification de C1 et inhibition de l’identification de C2 en cas de similarité phonologique) sont observés non seulement pour 33 ms de traitement (Expérience 2a) et pour 50 ms (Bedoin, 2003), mais se prolongent aussi pour 66 ou 100 ms de traitement. L’ensemble de ces expériences apporte donc un argument supplémentaire à l’intervention d’un niveau de connaissances sur les phonèmes, organisés chez l’adulte par des relations d’inhibition latérale, dont le poids est déterminé par la ressemblance infra-phonémique entre les phonèmes. Elles montrent aussi que ce niveau de relations intervient précocement chez des adultes bons lecteurs, dans le cas du voisement, puisque les effets apparaissent dès 33 ms de traitement. Nous avons dû conduire, dans la suite de cette thèse, d’autres expériences imposant des demandes particulièrement fortes pour mettre à jour le mécanisme phonologique activateur basé sur le voisement.

L’une des conditions qui nous a semblé propice à l’accès au mécanisme phonologique activateur précoce est la séparation temporelle de la présentation des syllabes du stimulus CVCV. Une telle présentation était destinée à entraver le cours normal des traitements et à court-circuiter la mise en jeu du deuxième mécanisme phonologique, basé sur les inhibitions latérales : c’était l’objectif de l’Expérience 3a.