1.4. Argument supplémentaire pour un mécanisme phonologique facilitateur basé sur le voisement

L’expérience sur la ressemblance de voisement en production de parole présentée dans cette thèse (Expérience 4) a été elle aussi élaborée afin de limiter l’intervention du mécanisme phonologique inhibiteur pour offrir la possibilité d’étudier un mécanisme phonologique facilitateur supposé intervenir juste avant. Pour cela, nous avons utilisé un SOA très bref (33 ms) et une tâche imposant de fortes demandes attentionnelles. A la différence des expériences précédentes (Krifi, Bedoin & Herbillon, 2003 ; Krifi-Papoz, 2009), les participants devaient réaliser une tâche plus difficile : il ne s’agissait plus seulement que celle de seulement de reconnaître un mot cible (tâche de décision lexicale) ou de décider si une lettre cible était présente ou non dans le stimulus C1VC2V présenté précédemment. Ici, le lecteur devait identifier une consonne dans le pseudo-mot C1VC2V présenté très rapidement et masqué, et cette consonne devait être identifiée dans une syllabe spécifique (parfois la première, parfois la seconde syllabe), avant d’être prononcée.

L’étude de la nature des erreurs faites pour le rappel de C2V montre que le voisement de la première consonne tend à être étendu à la seconde. Plus précisément, la proportion de réponses erronées préservant tout de même le voisement de la cible C2 est significativement plus basse en cas de différence de voisement entre C1 et C2. En cas de différence de voisement entre les deux consonnes, le trait de voisement dans les réponses erronées pour C2 est en effet le même que le trait de voisement de C1 dans plus de 70% des réponses. Le même phénomène s’est produit pour le mode, mais à un moindre – et non significatif – degré, dans une autre expérience suivant la même procédure (Bedoin & Dos Santos, 2008). Cette différence entre les effets de ressemblance de mode et de voisement sera discutée plus loin (paragraphe 2 de la discussion générale). Ainsi, chez les adultes bons lecteurs de langue française, il semble qu’un amorçage phonologique activateur basé sur une ressemblance infra-phonémique (le partage du voisement, ou celui du mode d’articulation) intervient très vite, et avant tout effet phonologique inhibiteur, si l’on reprend les termes du modèles que nous avons proposé. Ce phénomène peut être interprété comme étant l’analogue d’une harmonie consonantique progressive.

Ce phénomène d’harmonie consonantique progressive peut être considéré comme source d’erreurs en lecture dans des stimuli écrits polysyllabiques. Ce mécanisme de bas niveau, qui étend le trait de voisement de la première consonne d’un stimulus vers une consonne située dans la syllabe suivante de ce stimulus, peut en effet expliquer une certaine proportion des erreurs pour le rappel de la deuxième syllabe, en particulier lorsque les deux consonnes à l’intérieur du stimulus CVCV diffèrent du point de vue du voisement. Face à ce phénomène générateur d’erreurs, l’élaboration de relations d’inhibition latérale basées sur les ressemblances infra-phonémiques entre phonèmes peut être considérée comme une solution efficace pour diminuer les erreurs de lecture. En effet, après le traitement de la première consonne, l’engagement des relations d’inhibition latérale peut désavantager le traitement des phonèmes qui viennent d’être favorisés de façon exagérée par le mécanisme d’harmonie consonantique. Cela permettrait de rétablir un équilibre favorable à une lecture plus précise. Devant la tendance à faire beaucoup d’erreurs de voisement, Rogers et Storkel (1998) suggèrent eux aussi qu’un modèle de production de la parole basé sur des relations d’inhibition latérales devrait faire l’hypothèse de relations inhibitrices particulièrement fortes pour le voisement, afin de contrebalancer les erreurs les plus fréquentes.

Cependant, comme nous n’avons observé dans les expériences de cette thèse aucun signe d’implication de telles relations d’inhibition latérale entre phonèmes phonologiquement similaires ni chez les jeunes enfants normo-lecteurs (CE1) ni chez les enfants dyslexiques (Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003), il semble que ces relations d’inhibition latérale soient associées à un apprentissage réussi de la lecture. Cet aspect raffiné de l’organisation phonologique peut être considéré comme une conséquence tardive et sophistiquée de l’expérience de lecture. Il pourrait participer à la réduction des erreurs de lecture dues à des mécanismes plus archaïques et de plus bas niveau.

Dans une étude précédente, nous avions tenté de favoriser l’élaboration (ou l’affinement) des connexions inhibitrices entre les phonèmes chez les enfants dyslexiques en les soumettant à un entraînement audio-visuel intensif centré sur le trait de voisement. En observant la configuration des effets de ressemblance de voisement dans la lecture de pseudo-mots CVCV avant et après le programme d’entraînement, et en comparant avec les résultats d’un groupe de dyslexiques contrôles qui n’avaient pas été soumis à l’entraînement, nous n’avions pas observé de signe d’implication des relations d’inhibition latérale avant l’entraînement. En revanche, après l’entraînement, la configuration des résultats des enfants dyslexiques dans l’épreuve de lecture de pseudo-mots CVCV avait changé et pouvaient s’expliquer par l’implication de relations d’inhibition latérale dont le poids était modulé par le partage du voisement (Bedoin, 2003 ; Krifi, Bedoin & Mérigot, 2003 ; Krifi, Mérigot & Bedoin, 2002). Les résultats présentés dans ce travail de thèse suggèrent que l’élaboration des relations d’inhibition latérale entre phonèmes peut empêcher certaines erreurs de lecture. Cela a également été démontré chez les enfants dyslexiques, notamment ceux présentant une dyslexie avec trouble phonologique (Krifi-Papoz et al., 2007) : l’implication de relations d’inhibition latérale leur permettrait notamment d’éviter les erreurs de type confusion sourde / sonore. Le présent travail nous encourage donc à mettre en place des programmes d’entraînement qui permettrait de développer ou d’affiner ces relations d’inhibition latérale de façon à améliorer l’organisation des connaissances phonologiques et les performances en lecture.

Un dernier point semble important à signaler à partir des résultats des expériences de production de la parole. L’Expérience 4 a montré un effet de la ressemblance de voisement : la valeur du trait de voisement de la première consonne du stimulus CVCV tend à être étendue à la seconde consonne. En réalisant une expérience similaire mais en manipulant la similarité à partir du mode d’articulation, Bedoin et Dos Santos (2008) ont répliqué cet effet : la valeur du trait de mode de la première consonne (C1) tend à être étendue à la seconde (C2). Cependant, l’effet du mode n’atteint pas le seuil de significativité, contrairement à l’effet du voisement. Ainsi, la valeur du trait de mode de C1 a moins d’impact sur C2 que la valeur du trait de voisement. Cela peut être interprété comme un argument pour l’existence de différences quant au traitement des traits phonologiques en lecture, selon la catégorie des traits. Puisque la valeur du mode de C2 est moins affectée que celle de son voisement, le mode semble être extrait de la lettre C2 en priorité ou plus facilement que le voisement dans la tâche de lecture proposée. Cela expliquerait que le mode subisse moins les phénomènes d’harmonie progressive, que nous interprétons comme un effet d’amorçage. De plus, le pourcentage de préservation de chaque trait phonologique pour les syllabes présentées dans la condition « syllabe isolée » nous apprend que le trait de mode est mieux préservé que ceux de voisement et de lieu dans les réponses incorrectes. Ces analyses qualitatives apportent une preuve supplémentaire à l’extraction prédominante du mode d’articulation dans les étapes précoces de traitement de stimuli écrits. Il semble donc exister une organisation hiérarchique des catégories de traits phonologiques impliquées en lecture (nous approfondirons ce point dans le paragraphe 2.2. de la discussion).