2.1. Sensibilité différente au partage de traits phonologiques en fonction du type de trait

Les Expériences 5a, 5b et 5cmenées dans ce travail de thèse abordent un nouvel aspect des effets de ressemblance infra-phonémique en lecture. Il s’agit de comparer la sensibilité des lecteurs au partage de différents types de traits phonologiques par les consonnes de stimuli disyllabiques écrits, et non plus seulement à la ressemblance de voisement. L’objectif de l’Expérience 5a était de répliquer l’effet du partage de traits de voisement, l’Expérience 5b a permis de tester la sensibilité des lecteurs au partage du trait de mode. Contrairement aux expériences précédentes, la tâche imposera cette fois un codage très précis de la position des lettres. Dans lesExpériences 1, 2 et 3, une réponse pouvait en effet être considérée comme correcte dès que le participant décidait que la lettre cible était présente dans le pseudo-mot qui la contenait. Il pouvait cependant fournir une telle réponse correcte en croyant avoir vu la lettre cible à un emplacement où elle n’était pourtant pas. Pour limiter ce problème, la cible est cette fois une syllabe présentée dans une position précise, et la question porte sur sa présence à cette place dans le pseudo-mot.

L’Expérience 5a a tout d’abord répliqué les effets de partage du trait de voisement par les deux consonnes d’un stimulus CVCV écrit dans une tâche imposant un traitement précis de la position de chaque lettre. Le partage du voisement a encore une fois ralentit l’identification de la deuxième consonne, selon un effet conforme à ce que prédit l’hypothèse de la mise en jeu de relations d’inhibition latérale au niveau phonémique (Bedoin & Krifi, 2009). Les résultats nous apprennent toutefois que cette ressemblance de voisement n’est pas toujours traitée de la même façon : le mode d’articulation des consonnes impliquées module cet effet. Ce résultat suggère donc un statut prépondérant du mode, qui est cohérent avec certaines données de la littérature : le mode est un critère majeur pour estimer la ressemblance entre deux consonnes entendues (Peters, 1963), ou pour les discriminer (Stevens, 2002).

L’Expérience 5b, testant directement la sensibilité des lecteurs au partage du trait de mode, montre que la ressemblance de mode est gênante pour l’identification de la deuxième consonne du stimulus, même si cette fois les consonnes se ressemblent du point de vue du voisement. Cet effet peut être lui aussi interprété par la mise en jeu de relations inhibitrices entre phonèmes de même mode. Cela apporte donc un argument en faveur de la mise en jeu d’une organisation des connaissances phonémiques basées sur des relations d’inhibition latérale déterminées par des caractéristiques infra-phonémiques. La comparaison entre les Expériences 5a et 5b montre que l’effet du mode est prépondérant par rapport à celui du voisement, car il ne dépend pas du voisement de la cible, alors que l’effet du voisement est modulé par le mode de la consonne cible (Expérience 5a). Les deux Expériences 5a et 5b ne testaient les effets de ressemblance infra-phonémique que pour les catégories Voisement et Mode ; l’Expérience 5c comparait des effets de ressemblance de lieu, de mode et de voisement entre les deux consonnes présentées, pour découvrir des éléments sur une éventuelle hiérarchie.

Dans l’Expérience 5c, l’identification de C2 est perturbée si la consonne qui la précède partage le même mode ou le même lieu. L’effet du mode est donc encore confirmé, et celui du lieu s’y ajoute. Pour ce qui est du traitement de C1, nous avons observé que l’effet du mode n’atteint pas le seuil de significativité, mais va dans le sens d’une facilitation, prédite par le modèle impliquant un mécanisme phonologique inhibiteur (qui réduit les effets de masquage). La ressemblance phonologique n’a donc pas le même effet selon le rang de la consonne cible. Ces résultats peuvent être interprétés en termes de connaissances sur les phonèmes organisées selon des relations d’inhibition latérale. En effet, la mise en place de ces relations intra-niveau produirait un effet négatif de la ressemblance de mode sur la deuxième consonne. Le traitement de la deuxième consonne est alors rendu difficile, et son effet négatif de masque est supposé se réduire et moins affecter l’identification de la première consonne (Bedoin & Krifi, 2008 ; Bedoin, 2003).

Dans cette expérience, l’effet du mode est très fort, plus fort que celui du lieu. L’effet de la ressemblance de mode sur C2 explique une plus grande part de la variance que l’effet de la ressemblance de lieu. En revanche, nous retrouvons peu d’effet de la ressemblance de voisement entre les deux consonnes du stimulus dans cette expérience. Il se peut que cette absence soit due au contexte particulier dans lequel le voisement est ici manipulé. En effet, l’Expérience 5a testait également l’effet de la ressemblance de voisement, mais les consonnes partageaient le même mode à la base. Nous trouvions alors un effet significatif du voisement. Par contre, dans l’Expérience 5c, les deux consonnes ne partagent qu’un seul trait phonologique : lorsque C1 et C2 partagent le même voisement, elles ne partagent pas le même mode en plus. Dans cette condition, nous ne retrouvons plus d’effet significatif du voisement. Par conséquent, si deux consonnes ne partagent que le voisement, en l’absence de ressemblance de mode, cela n’entraîne pas de difficulté particulière pour identifier la deuxième consonne. Cette observation va dans le sens d’une certaine dépendance des effets de voisement par rapport à des caractéristiques de mode. C’est ce que suggéraient déjà les résultats de l’Expérience 5a. Cette dépendance présentée par le traitement du voisement par rapport aux caractéristiques de mode d’articulation du phonème suggère une hiérarchie entre ces types de traits, le voisement étant en cela subordonné au mode. Cette dépendance est cohérente avec celle qui a été observée par ailleurs, dans des épreuves de détection d’erreurs de prononciation en anglais et en néerlandais (Warner et al., 2005).

Les effets de telles ressemblances sur les performances dans une tâche requérant une identification précise des lettres dans leur position, sont par conséquent compatibles avec les prédictions basées sur un modèle décrivant une organisation des phonèmes selon des relations d’inhibition latérale dont le poids varierait en fonction des traits phonétiques partagés (Bedoin, 2003). De telles relations semblent mises en jeu lorsque deux consonnes d’un stimulus CVCV partagent soit le même mode (Expériences 5b et 5c), soit le même lieu (Expérience 5b), soit le même voisement (Expérience 5a) mais à condition que le mode soit aussi le même. En effet, dans ces trois conditions, les sujets identifient moins facilement et moins rapidement la deuxième consonne lorsque les différences phonétiques sont moins marquées, c’est-à-dire en cas de ressemblance phonologique avec la première consonne. Toutefois, nous ne relevons aucun indice d’un effet de relations d’inhibition latérale basées sur le voisement lorsque les deux consonnes ne se ressemblent que par le voisement (Expérience 5c).

Nous pouvons donc avancer quatre arguments en faveur d’une organisation hiérarchique des traits phonologiques en lecture, dans laquelle le mode serait au-dessus du voisement. Le premier argument est issu de l’Expérience 5a : l’effet négatif de la ressemblance de voisement pour le traitement de C2 se limite aux consonnes occlusives, il est donc dépendant des caractéristiques de mode. Le deuxième argument est issu de la comparaison entre les résultats des Expériences 5a et 5c : l’effet du voisement dépend de la présence ou non d’une ressemblance de base en terme de mode. Le troisième argument est l’indépendance de l’effet de partage de mode par rapport aux caractéristiques de base des consonnes concernées en terme de voisement. Le quatrième argument est l’importance de la taille de l’effet du partage de mode par rapport à la taille des effets de partage d’autres traits (Expérience 5c). Les différents types de traits ne semblent donc pas être traités de la même manière : nous trouvons des effets explicables par l’intervention de relations d’inhibition latérale en cas de ressemblance de mode, de lieu ou de voisement, mais ces effets sont plus systématiques pour le mode. Nous montrons que les phénomènes d’inhibition liées à la similitude phonologique en lecture sont plus forts s’ils reposent sur les traits de mode que sur les traits de voisement, comme le montrent également Rogers et Storkel (1998) en production de parole.

L’ensemble de ces résultats est cohérent avec ceux d’autres travaux menés dans l’équipe (Bedoin & dos Santos, 2008 ; Bedoin & Krifi, 2009) et avec d’autres données de la littérature qui montrent un statut prédominant de la catégorie de mode. Rogers et Storkel (1998) montrent en effet en production de parole que la ressemblance infra-phonémique entre les mots à prononcer est source d’erreurs, et que le mode a justement une importance particulière à cet égard. De la même manière, Stevens (2002) montre que le mode est un critère majeur pour discriminer deux consonnes entendues. Dans d’autres études en clinique, le mode est le trait le mieux préservé en cas d’aphasie (Gow et Caplan, 1996).