2.2. Mise en évidence d’une organisation hiérarchique des catégories de traits phonologiques chez les bons lecteurs

Afin de tester la pertinence de telles catégories pour le système cognitif et leur éventuelle organisation hiérarchique, nous avons élaboré une épreuve métalinguistique permettant d’évaluer si les participants faisaient des rapprochements entre des consonnes simplement sur la base du nombre de traits partagés ou si le partage de traits relevant de l’une ou l’autre de ces catégories introduisait des biais dans les choix. Le principe est de proposer une syllabe CV cible écrite, puis deux autres syllabes. La syllabe cible doit être appariée à l’une des deux autres en fonction de la proximité de leurs représentations phonologiques. La cible partage toujours un seul trait avec chacune des syllabes proposées. Dans trois blocs séparés, les deux propositions partagent avec la cible des traits de catégories différentes.

Le point le plus marquant dans les résultats des adultes est le privilège accordé à la ressemblance de mode d’articulation entre les consonnes des syllabes CV présentées, que ce soit en modalité visuelle ou en modalité audio-visuelle. Cela conduit à proposer de placer ce type de trait au sommet de la hiérarchie des catégories étudiées. A l’issue de notre expérience, plusieurs arguments peuvent en effet être avancés au sujet de ce statut privilégié. Tout d’abord, les choix d’appariement de syllabes se sont fait plus fréquemment en fonction du mode qu’en fonction de l’ensemble des autres critères proposés en concurrence. De plus, la concurrence exercée par la présence d’une ressemblance de mode est toujours plus forte que celle qu’exerce le partage de tout autre trait. Les deux autres catégories de traits sont choisies moins fréquemment que le hasard ne permettrait de le prédire, ce qui souligne encore l’importance accordée implicitement à la ressemblance de mode dans cette expérience. De plus, le privilège accordé à la ressemblance de mode se reflète de façon homogène dans les choix d’appariement conduisant à rapprocher aussi bien deux consonnes occlusives que deux consonnes fricatives. Ces deux traits sont traités dans l’expérience avec une importance qui ne diffère jamais. La prédominance du mode sur le lieu et le voisement retrouvée dans cette expérience est en accord avec les modèles plaçant le mode au sommet d’une hiérarchie de catégories de traits dans la mesure où il définit la représentation d’un segment à l’intérieur d’une syllabe (Van der Huslt, 2005), et dans la mesure où il sert de base, en tant que trait « articulator-free», à la discrimination des traits « articulator-bound » que sont le lieu et le voisement (Stevens, 2002).

Des rapports hiérarchiques se profilent aussi entre les traits de lieu et de voisement, qui ne prennent cependant jamais le pas sur les traits de mode. Plusieurs indices suggèrent que le partage du trait de lieu est un critère plus suivi que le partage du trait de voisement pour la tâche d’appariement de consonnes lorsque la modalité de présentation est seulement visuelle.Ce résultat est en accord avec les données de Hebben (1986), qui montre que le lieu d’articulation aurait un statut plus important que le voisement. En présence d’une ressemblance de mode, la ressemblance de lieu exerce une attraction plus importante que la ressemblance de voisement. Lorsque les ressemblances de lieu et de voisement sont directement comparées dans le bloc Voisement-Lieu, les adultes effectuent davantage d’appariements selon le lieu. Cette préférence ne s’explique pas par un trait de lieu en particulier, qu’il soit labial, dental ou vélo-palatal. Bien qu’elle soit moins marquée que la préférence pour le mode, notamment selon les indications fournies par la comparaison de la taille des effets, la préférence pour la ressemblance de lieu plutôt que de voisement se dessine donc à travers les résultats des adultes en modalité visuelle.Ces résultats sont en contradiction avec certaines données de la littérature accordant un statut important au voisement, comme les travaux de Miller et Nicely (1955) qui montrent la robustesse du voisement en perception de parole dans le bruit, ou encore ceux de Peters (1963) et Jaeger (1992) qui mettent en évidence le rôle primordial du voisement respectivement en jugement de similarité et dans les productions d’enfants où les erreurs de substitution de lieu sont les erreurs de « langue qui a fourché » les plus fréquentes. Néanmoins, les données de la littérature concernant le poids des catégories de lieu et de voisement sont encore équivoques. En effet, Miceli et al. (1978) montrent que les participants sont plus sensibles au lieu qu’au voisement dans des tâches de discrimination en perception de parole, alors que des tâches de jugement de similarité de paires de consonnes ont montré que le voisement contribuait soit également (Perecman et Kellar, 1981) soit davantage à ce jugement que le lieu (Peters, 1963). Ces résultats controversés sont certainement en lien avec le type de tâche demandée. Dans la tâche proposée ici, les résultats à propos du lieu et du voisement varient en fonction de la modalité de présentation (visuelle ou audio-visuelle).

En effet, en modalité audio-visuelle, le lieu perd de son attractivité par rapport au voisement : les rapports hiérarchiques entre voisement et lieu sont moins évidents qu’en modalité purement visuelle. Cette perte d’attractivité du lieu se fait au profit du voisement, en particulier lorsque le trait est sonore. Cela suggère que les rapports hiérarchiques entre le lieu et le voisement ne sont pas complètement stables, en tout cas moins nettement que pour le mode qui apparaît clairement au sommet de la hiérarchie.

Par conséquent, si des effets de similarité basés sur le partage de traits phonologiques se produisent en lecture pour les trois catégories de traits étudiées (Expériences 5a, 5b et 5c), notre recherche a aussi apporté des arguments pour montrer que cette typologie des traits est cognitivement pertinente, et une organisation hiérarchique des catégories de traits semble même se dégager, dans les situations de lecture (Expériences 6a et 6b). Les inhibitions latérales basées sur le trait de voisement sont apparues comme les plus rapides, mais cette supériorité n’est que d’ordre temporel. Les inhibitions les plus fortes et les plus systématiques sont en effet basées sur le mode. Les effets de lieu d’articulation sont moins systématiques, mais tout de même davantage que les effets de voisement. Les adultes bons lecteurs élaboreraient donc une organisation des phonèmes intégrant des relations d’inhibition latérale dont le poids varie selon le type de trait phonologique partagé. Des données recueillies dans les expériences d’appariement de syllabes, en modalités visuelle et audio-visuelle, ont permis de confirmer que les traits de mode, de lieu d’articulation et de voisement ont des statuts cognitifs différents, ce qui confirme la pertinence cognitive de cette typologie des traits. Le mode d’articulation semble la catégorie la plus organisatrice chez les adultes et les enfants normo-lecteurs, qui l’utilisent de manière privilégiée pour rapprocher des syllabes. La hiérarchie des catégories de traits comme critère d’organisation des consonnes s’établit toutefois progressivement chez les enfants, pendant la période où ils apprennent à lire.

La hiérarchie des catégories de traits est en effet plus marquée chez les adultes que chez les enfants normo-lecteurs. Cette hiérarchie continue donc à se mettre en place au-delà de 8 ans. Néanmoins, certains aspects de cette hiérarchie sont déjà présents, bien qu’atténués, chez les enfants de CE1, CE2 et les deux groupes d’enfants dyslexiques, et les résultats de ces épreuves révèlent une anomalie de l’organisation des catégories de traits chez les enfants dyslexiques phonologiques.

Dans le cas des lecteurs les plus jeunesde notre étude (scolarisés en CE1), les indices de hiérarchie entre les catégories de lieu, de mode et de voisement sont encore faibles, d’après les appariements réalisés. Deux phénomènes différencient cependant déjà leurs réponses du hasard : le partage du mode est pour eux attractif, alors que le partage du voisement l’est particulièrement peu. A cet âge, nous ne retrouvons toutefois pas de différence significative entre les concurrences exercées par l’une ou l’autre des ressemblances manipulées. Il n’y a donc pas de hiérarchie vraiment claire en CE1. Puis la dominance du mode s’affirme en CE2, y compris dans les analyses comparant la force de concurrence exercée par ce trait et par d’autres. La dominance du mode s’affirme ainsi en CE2, tout d’abord par rapport au voisement. En cela, nos résultats contredisent l’hypothèse de Jaeger (1992) qui décrit le voisement comme un critère d’organisation plus important chez les jeunes lecteurs que chez les adultes. Cette différence pourrait s’expliquer par la différence de langue entre les enfants des deux études. En revanche, une sensibilité précoce à la ressemblance infra-phonémique basée sur le mode a été montrée chez des enfants de 9 mois (Jusczyk et al., 1999), et nos résultats montrent que le premier type de trait émergeant dans l’appariement de syllabes écrites chez des enfants de CE2 est aussi le mode. Chez les enfants de CE1, la catégorie de mode n’est pas aussi homogène que chez les enfants de CE2 et les adultes, puisque le mode n’est pas préféré indépendamment de la valeur du trait de mode (occlusif ou fricatif) partagé par les consonnes. Dès le CE2, les réponses sont toutefois déjà homogènes pour ces deux valeurs de mode. Par ailleurs, comme l’attraction par le lieu ne diffère ni de celle du mode, ni de celle du voisement en CE1 et CE2, le lieu aurait à cet âge un statut intermédiaire, qui se maintient chez les adultes où la hiérarchie Mode-Lieu-Voisement est plus nettement dessinée.

Les cinq dernières expériences conduites permettent donc d’apporter des éléments en faveur de différences qualitatives entre les types de traits phonologiques et d’une probable organisation hiérarchique concernant les connaissances phonologiques décrites en termes de traits. Toutefois, la pertinence de ces catégories de traits n’implique pas leur indépendance, en terme de fonctionnement. En effet, nous avons vu que, lorsque le partage du voisement par deux consonnes d’un stimulus entrave le traitement de la consonne C2 seulement si elles partage également le mode d’articulation.. L’effet de ressemblance phonologique pour le voisement est donc modulé par le mode. Ainsi, tous les traits phonétiques ne sont pas traités de façon équivalente ni indépendante en lecture. Seul l’effet du mode, intervenant indépendamment de toute autre ressemblance infra-phonémique, semble particulièrement stable et prégnant. La catégorie de lieu d’articulation vient ensuite, puisque les inhibitions basées sur ce type de trait interviennent également indépendamment mais de façon moins forte que pour le mode. Enfin, le rôle de la catégorie de voisement paraît moins prégnant concernant ces effets d’inhibition, et donc comme critère de rapprochement de deux consonnes, puisqu’il dépend d’une ressemblance initiale de mode. L’engagement des relations d’inhibition latérale basées sur le voisement des phonèmes dépend donc de la ressemblance des phonèmes pour d’autres types de traits. Ces résultats à propos du mode et du voisement sont conformes à ceux de Rogers et Storkel (1998) qui trouvaient également que la ressemblance de mode conduisait particulièrement souvent à un effet inhibiteur lors de l’identification (et de la prononciation) d’une consonne écrite placée en deuxième position dans une liste. Ils observaient en effet que les temps de production étaient significativement plus longs en cas de ressemblance de mode ou de voisement et de mode qu’en cas de seule ressemblance de voisement. Selon eux, les phénomènes d’inhibition liés à la similitude phonologique sont plus forts s’ils reposent sur les traits de mode que sur les traits de voisement. Ils placent donc le mode au sommet de la hiérarchie des catégories phonologiques dans une situation de lecture à haute voix.

Dans la littérature, d’autres travaux montrent des effets différents en fonction de la catégorie de traits phonologiques, mais également une prédominance de certaines catégories, notamment la catégorie de mode. Par exemple, la restriction des erreurs de substitution de phonèmes chez les patients aphasiques au voisement, au mode ou au lieu (Blumstein, 1990), et la perturbation sélective de discrimination de voisement ou de lieu (Caplan, & Aydelott Utman, 1994 ; Miceli et al., 1978 ; Oscar-Berman, Zurif & Blumstein, 1975) suggèrent que les traits phonétiques s’organisent en catégories naturelles. Bien que leur organisation hiérarchique soit encore controversée, la catégorie de mode est proposée comme prédominante dans la définition d’un segment à l’intérieur d’une syllabe dans un modèle linguistique (Van der Hulst, 2005). De plus, selon Stevens (2002), l’identification des traits « articulator-free » (pour lui, mode et sonorité) est à la base de l’identification des traits « articulator-bound » (lieu et voisement). C’est-à-dire que l’évaluation de mode constituerait la base essentielle pour discriminer ensuite les traits relevant du lieu ou du voisement. Cette idée est cohérente avec la meilleure discrimination des traits « articulator-free » plutôt que des traits « articulator-bound » observée chez les patients aphasiques (Gow & Caplan, 1996), avec une meilleure préservation du mode dans des conditions d’écoute dans le bruit (Wang & Bilger, 1973), et avec une plus forte sensibilité des bébés de 9 mois à la ressemblance de mode plutôt qu’à la ressemblance de lieu dans des syllabes présentées séquentiellement (Jusczyk, Goodman & Baumann, 1999). Par ailleurs, Peters (1963) montre que le mode d’articulation est le critère majeur pour estimer la ressemblance entre deux consonnes entendues, suivi du voisement, puis du lieu. Nos résultats rejoignent donc certains éléments de la littérature sur la place privilégiée du mode dans la hiérarchie des catégories de traits phonologiques.