Conclusion

Nos douze expériences, menées auprès d’adultes, d’enfants normo-lecteurs et d’enfants dyslexiques, ont contribué à étudier le rôle des connaissances phonologiques dans le processus de reconnaissance de mot écrit. Elles ont permis de décrire la nature du code impliqué et de comprendre les mécanismes par lesquels les connaissances phonologiques interviennent en lecture. Les premières étapes du processus de reconnaissance de mot écrit impliqueraient un code phonologique suffisamment fin pour être décrit en termes de traits phonologiques. Nous proposons dans cette thèse un modèle de lecture articulant deux mécanismes basés sur les traits phonologiques : un mécanisme impliquant des relations activatrices entre les phonèmes et les traits phonologiques, et un mécanisme de relations d’inhibition latérale entre phonèmes partageant des traits phonologiques.

Le prolongement de notre réflexion sur le rôle des traits phonologiques en lecture chez les adultes bons lecteurs a permis de mieux connaître le décours temporel des deux mécanismes phonologiques proposés dans le modèle : le mécanisme activateur intervient plus rapidement que celui impliquant les relations d’inhibition latérale. Un deuxième résultat important de cette recherche est la mise en évidence du rôle de la présence simultanée de plusieurs syllabes écrites sur l’engagement de ces mécanismes. Nous avons fait le choix d’étudier les deux mécanismes phonologiques en manipulant le partage de traits phonologiques par deux consonnes d’un stimulus écrit disyllabique, afin de se rapprocher d’une situation de lecture normale. Nous avons montré que ce choix n’est pas méthodologiquement anodin, car dans un tel contexte la mise en œuvre de relations d’inhibition latérale est favorisée par la concurrence directe et d’emblée évidente entre les lettres en présence. En effet, il est apparu qu’une présentation successive de chacune des syllabes n’encouragepas le développement du mécanisme basé sur les relations d’inhibition latérale et permetun traitement plus indépendant des deux syllabes, en tout cas lorsqu’elles sont présentées à des emplacements distincts.

La réflexion engagée dans cette thèse à propos des mécanismes phonologiques impliqués en lecture nous a aussi conduite à proposer une justification à l’existence de deux mécanismes phonologiques. Le mécanisme phonologique de type activateur, basé sur des relations activatrices entre phonèmes et traits phonologiques, serait à l’origine d’effets analogues au phénomène d’assimilation ; nous l’avons montré grâce à une épreuve de lecture à voix haute de l’une des syllabes d’un stimulus CVCV. De telles assimilations seraient sources d’erreurs d’identification des lettres et la mise en place de relations d’inhibition latérale serait un moyen efficace, mis en oeuvre par le système cognitif, pour contrer les effets néfastes de ce biais. C’est pourquoi, dans un bilan, la détection d’effets produits par le mécanisme phonologique basé sur les inhibitions latérales constitue un indice potentiellement intéressant pour estimer l’efficacité et la maturité du système phonologique d’un lecteur. L’apprentissage de la lecture, et ses exigences importantes en termes de précision et d’organisation des connaissances phonologiques, pourrait bien être le principal moteur de la mise en place de ce raffinement particulier de la structure des unités phonologiques. L’absence de ce mécanisme chez des enfants en grande difficulté avec la lecture pourrait permettre un regard nouveau sur l’enfant dyslexique et ses difficultés phonologiques.

D’un point de vue plus théorique, une idée récurrente dans notre recherche est la notion de catégories de traits phonologiques. Nous avons étudié les effets de similarité infra-phonémique en manipulant le partage de plusieurs types de traits, non seulement pour accorder une certaine généralité à nos conclusions, mais aussi pour apprécier des différences entre les effets produits selon la catégorie de trait, afin de justifier la pertinence de telles catégories du point de vue cognitif. Nous avons ainsi pu montrer que les deux mécanismes phonologiques proposés dans notre modèle interviennent non seulement lorsque les stimuli partagent des traits de mode ou de lieu d’articulation, mais aussi quand ils partagent le voisement. L’implication des relations d’inhibition latérale basées sur le voisement semble cependant tellement rapide, qu’il faut utiliser des situations expérimentales particulièrement exigeantes pour recueillir les indices d’un mécanisme phonologique antérieur, et apparemment très vite masqué par le suivant.

Si des effets de similarité basés sur le partage de traits phonologiques se produisent en lecture pour les trois catégories de traits étudiées, notre recherche a aussi apporté des arguments pour montrer que cette typologie des traits est cognitivement pertinente, et une organisation hiérarchique des catégories de traits semble même se dégager, dans les situations de lecture. Les inhibitions latérales basées sur le trait de voisement sont apparues comme les plus rapides, mais cette supériorité n’est que d’ordre temporel. Les inhibitions les plus fortes et les plus systématiques sont en effet basées sur le mode. Les effets de lieu d’articulation sont moins systématiques, mais tout de même davantage que les effets de voisement. Les adultes bons lecteurs élaboreraient donc une organisation des phonèmes intégrant des relations d’inhibition latérale dont le poids varie selon le type de trait phonologique partagé. Des données recueillies dans des expériences d’appariement de syllabes, en modalités visuelle et audio-visuelle, ont permis de confirmer que les traits de mode, de lieu d’articulation et de voisement ont des statuts cognitifs différents, ce qui confirme la pertinence cognitive de cette typologie des traits. Le mode d’articulation semble la catégorie la plus organisatrice chez les adultes et les enfants normo-lecteurs, qui l’utilisent de manière privilégiée pour rapprocher des syllabes. La hiérarchie des catégories de traits comme critère d’organisation des consonnes s’établit toutefois progressivement chez les enfants, pendant la période où ils apprennent à lire.

Enfin, cette thèse vise à mieux comprendre la nature de certains troubles phonologiques chez les enfants dyslexiques, à préciser certaines anomalies de leurs représentations au niveau infra-phonémique, tout en tenant compte de disparités possibles dans ces anomalies selon le type de dyslexie. Dans de précédents travaux, nous avions montré des effets de partage de traits phonologiques à l’intérieur d’un stimulus écrit unique chez des adultes bons lecteurs et chez les enfants normo-lecteurs dès le CE2. Dans cette thèse, nous montrons que les enfants dyslexiques présentent sur ce plan deux types d’anomalies. Les résultats montrent que les enfants dyslexiques avec trouble phonologique pourraient présenter une absence de sensibilité au partage de traits phonologiques par des consonnes successives en lecture, alors que le déficit des enfants dyslexiques sans trouble phonologique ne serait pas aussi radical. Ils pourraient par exemple ne souffrir que d’un retard dans l’établissement d’une organisation phonologique basée sur des inhibitions latérales. Enfin, des perturbations de la mise en place de l’organisation hiérarchique des catégories de traits phonologiques ont également été mises en évidence chez les enfants dyslexiques, dans des épreuves métaphonologiques. Les résultats d’expériences d’appariement de syllabes montrent en effet que ces enfants présentent une organisation atypique des trois catégories de traits étudiés (voisement, mode et lieu d’articulation), et des anomalies particulièrement marquées sont relevées chez les enfants présentant une dyslexie de type phonologique plutôt qu’une dyslexie de type surface.

Ce travail de thèse met donc en évidence des différences, en fonction du type de dyslexie, dans les anomalies des traitements phonologiques présentées par les enfants dyslexiques. Cela a un intérêt sur le plan clinique en neuropsychologie pour le diagnostic différentiel entre dyslexie avec trouble phonologique ou sans trouble phonologique. Des outils, utilisant et étudiant les mécanismes phonologiques que nous décrivons tout au long de ce travail de thèse, pourraient être développés et pourraient servir de tests neuropsychologiques dans la pratique clinique.