Introduction

‘« Voici encore les marches du monde concret, la perspective obscure où gesticulent des silhouettes d’hommes dans les rapines et la discorde »
René Char, Lettera amorosa, Gallimard, 1963. ’

L’homme violent n’existe pas, de même la femme victime n’existe pas.

Seules, existent ces gesticulations d’histoires vécues et racontées par des personnes singulières et concrètes.

Cette thèse est l’histoire de ces personnes, et pour reprendre une expression d’Irène Théry, une « personne au sens le plus ordinaire de l’agent des actes humains, celle qui existe partout…. Capable de dire je/moi… » (2007, p. 494).

En somme, des personnes comme celles qui sont arrivées les unes après les autres dans la pénombre, sur le parking désert, en ce soir d’octobre 2002, lors de la première séance du premier groupe d’auteurs de violences conjugales du dispositif stéphanois VIRAGE 1 .

Dans ces groupes que nous avons animés, autant de participants et autant d’histoires singulières : les récits parlaient d’eux mêmes, telles des évidences … Pourtant se méfier des évidences. Se méfier des singularités…

L’objet d’une thèse n’est-il pas de franchir le singulier, le récit, de questionner l’évidence ?

Chacun s’est isolé, comme pour se cacher des autres. Puis, à notre invitation, ils - tous des hommes - sont entrés prendre place pour cette première séance. A peine s’étaient-ils installés autour de la grande salle de réunion du service hospitalier de Médecine Légale du CHU de Saint-Etienne, laissant soigneusement un espace entre chacun d’eux, que la sonnette de l’entrée retentit. Une jeune femme venait poser la question de la présence de son père, Marcel, qui « était très mal ». Elle pensait qu’il avait pu ne pas venir car il avait des idées de suicide.

Cette première séance ressembla aux treize autres premières séances des autres groupes: « C’est la faute de la Police qui nous considère comme des coupables, des femmes qui ont trop de droits, des médecins qui font de faux certificats, des juges qui donnent toujours raison aux femmes » disaient en chœur les participants de chacun des treize groupes. Tous des victimes évidentes !

En même temps et de façon paradoxale émergeait une sorte de sur-culpabilisation appuyée sur une minoration, une banalisation des actes violents. Cette sur-culpabilisation était davantage comportementale que verbale : des attitudes de repli pour la plupart, de forte tristesse chez beaucoup, des idées suicidaires pour quelques-uns.

Rapidement, plusieurs questions ont surgi chez les animateurs : comment passer de cette sur-culpabilisation de certains et de la dénégation de la violence pour d’autres à la responsabilisation, à une reconnaissance de la violence ? Ces séances de groupe pouvaient-elles permettre à ces participants d’acquérir d’autres comportements que violents ? Ces séances allaient-elles favoriser une prise de conscience de l’impasse que constituaient les actes de violence ?

L’on pourrait ajouter à ces questions, d’autres plus générales : que peut-on dire actuellement, en l’absence de données épidémiologiques globales, de ce qui amène des hommes à battre leurs femmes ? Pourquoi cette question émerge-t-elle actuellement ? Un processus de prévention de la répétition des violences est-il possible ? Selon quelles modalités ?

Prenant en compte les données de l’enquête ENVEFF (2000) indiquant qu’une femme sur dix est victime de violences, nous sommes amené aujourd’hui à penser que l’événement n’est plus de l’ordre de l’accidentel : peut-on parler de maladie sociale (Welzer-Lang, 1992) ? Etre « homme violent » est-il un dérèglement hormonal, une maladie, une déviance, une pathologie mentale ? … Pour notre part nous percevons les violences conjugales d’abord comme un phénomène social de grande ampleur qui se manifeste par autant de situations concrètes à la fois semblables et différentes mais qui ne peuvent le résumer à elles seules : ce sont les éléments communs qui le constitueraient en tant que tel.

Notre approche de psychologie sociale nous amène à considérer les situations de violences conjugales sous un angle sociétal et aussi individuel. Nous ne pouvons réduire ces situations à des facteurs de causalité psychopathologique. Ego ne doit pas nous faire oublier la société. Car, selon la définition de J. Maisonneuve, « le propre de l’homme c’est d’être simultanément un être sociable et un être socialisé ; entendons par là qu’il est à la fois un sujet aspirant à communiquer avec ses semblables et le membre d’une société qui existe préalablement, le forme et le contrôle bon gré, mal gré » (Cornaton, 2001, p. 27).

De même, ne faudrait-il pas interroger le paradigme de la domination masculine dans l’analyse de ces mêmes situations ?

Nous faisons nôtre le concept de complémentarisme des approches de Devereux (R. Canter Kohn in Barus-Michel et al., 2002). Dans cette approche, les différents regards portés sur le fait social sont considérés comme s’additionnant et non s’excluant : c’est cette méthodologie, au cœur, croyons-nous, de la psychologie sociale, qui nous permet de rechercher une vision la plus globale des violences conjugales. L’articulation, le rapport de ces approches sont garants d’une meilleure prise en compte de ces faits sociaux. Articulation des déterminismes sociaux avec l’intra psychique, par exemple. Articulation de l’observé et de l’observant, encore. Articulation de l’universel et du singulier, enfin.

La question de la prévention est au centre de cette thèse : l’action auprès des agresseurs et auteurs de violences conjugales est dans notre esprit complémentaire du soutien apporté aux victimes. Cette action n’a de sens que par rapport à elles.

Prendre en compte les auteurs, n’est-ce pas aider les victimes ?

Notes
1.

Par commodité de lecture, nous ferons figurer le nom du dispositif VIRAGE en majuscules et en italique