2.1.2. Positionnement.

Tout au long de cette thèse, nous tenterons de garder une grande vigilance vis-à-vis de notre rapport contre-transférentiel à notre objet de recherche dont nous sommes à la fois un des acteurs, masculin de surcroît.

Cet effet est d’autant plus subtil que les hommes auteurs de violences conjugales ne sont dans leur grande majorité ni des monstres ni des fous, ils sont presque-comme-tout-le-monde. Cette presque-banalité nous interroge quand 85 % des détenus sont des hommes, quand 85 % des criminels sont des hommes, et que 75 % des suicidés – cette autre violence tournée contre soi – sont aussi des hommes.

Une simple bonne volonté d’objectivité et de distance est sans doute bien insuffisante : le reproche d’androcentrisme est certainement pertinent et il convient de chercher ses manifestations notamment dans le processus transférentiel (Devereux, 1967). Où et comment a priori se manifesteraient les différents biais de cette recherche ? Soit dans un contre-transfert de rejet vis-à-vis de ces « malades de la violence », soit dans une attitude trop empathique vis-à-vis de ces « hommes victimes de la vie », soit dans une vision trop idyllique des résultats de cette recherche et de l’efficacité des groupes, soit enfin dans une volonté farouche et aveugle de démonstration de la validité de nos hypothèses.

Ainsi deux attitudes se sont présentées à moi – bien qu’haïssable, le moi est obligatoire ici - au cours de l’animation de ces groupes :

  • Soit accepter la minimisation de ce qui s’est passé et acquiescer à la gifle : « Ce n’était qu’un soufflet ! ». Les participants repèreraient rapidement que l’animateur est de leur côté, à la différence de l’animatrice qu’ils rangeront du côté des femmes « qui ont tous les droits aujourd’hui ! ».
  • Soit majorer les faits comme pour se protéger soi-même par une différence. L’un des auteurs de violence me disait pour justifier son refus de venir dans le groupe : « Je ne voudrais pas être avec des personnes violentes ! » (Pierre, 2003)

Le reproche d’androcentrisme serait encore plus pertinent si le rédacteur de cette thèse ignorait ou voulait ignorer – non pas par oubli mais par cohérence épistémologique – la dimension anthropo-sociologique de la domination masculine.

Une psychologisation exclusive de la violence conjugale telle que nous la trouvons dans certains travaux tronquerait la vision complémentariste et conduirait à éviter la question sociale, et à considérer la thérapie individuelle comme seul recours possible en rejetant les approches sociologisantes ou juridiques. Une position de chercheur doit traquer les évidences et l’on sait que les représentations de domination se donnent pour des évidences naturelles.

Mais cette dimension si importante d’androcentrisme empêche-t-elle toute prise de distance ?

Irène Théry (2007) défend l’idée d’une autonomie du sujet face au déterminisme anthropo-sociologique : n’est-ce pas cette même idée qui nous pousse vers une possible prévention de la violence conjugale ? Si la prévention est possible, voire indispensable, c’est que le paradigme de la domination masculine et son regard sociologique ne sont pas sans faire naître des questions. Il n’est sans doute pas un hasard que ces questions apparaissent lors d’une recherche psychosociale sur les auteurs de violences conjugales…

Le deuxième reproche, celui d’un manque de distance avec l’objet de la recherche est tout aussi pertinent : produire et écrire sur une action où l’on est soi-même fortement engagé, avec un certain militantisme, avec un souci de démonstration, conduit inévitablement à un rapport de proximité avec son objet.

La proximité crée l’évidence, et c’est de l’évidence dont il faut se méfier. Les objectifs, la durée de ce dispositif ainsi que l’effort permanent pour le mener à bien peuvent conduire à une surestimation dans ses conclusions des facteurs internes d’attribution (nos valeurs, nos convictions…). Face à ce risque de connivence ou de rejet, quels moyens mettre en œuvre ?

La réflexion collective est sans doute l’une des réponses les plus efficaces car elle introduit cette distance critique si nécessaire : le dispositif VIRAGE est une œuvre collective dont nous relaterons l’évolution plus loin.

Progressivement, nous avons perçu cette évolution où, de menaçant et dangereux pour les militantes de l’aide aux victimes, le dispositif des « hommes violents » est devenu intéressant et utile. De même, la réflexion collective a été présente dans les séances régulières de supervision, une fois par mois, où étaient abordées les situations rencontrées dans les groupes.

L’expérience du suivi psychologique des femmes victimes nous avait amené à cette distance méfiante vis-à-vis du récit fait par l’agresseur mais en même temps à garder une empathie pour écouter des situations de maltraitance vécues par ces mêmes hommes.

Mais la réflexion collective ne suffit pas, il convient d’adopter ce que Patricia Mercader dans son cours d’Epistémologie aux étudiants du Master 2 Recherche de Psychologie sociale de Lyon II, nomme la position « Meta ». On comprendra la difficulté d’être à la fois au-dessus et beaucoup à l’intérieur sans déséquilibre… C’est cette position « Meta » qui nous a amené à une réflexion contre transférentielle, à douter de l’indoutable, à interroger le paradigme. Si ce déséquilibre est une position mal aisée, elle renforce efficacement le doute permanent : le doute a une vérité c’est qu’il est sans fin.

C’est enfin cette position « Meta » qui nous conduira à l’analyse de la demandesociale3 préexistante au dispositif VIRAGE. Car nous ferons l’hypothèse que c’est au nom d’une demande sociale que nos financeurs ont choisi de consacrer des crédits à ce dispositif. Cette demande sociale est celle que formulent les financeurs d’un tel dispositif. Nous disposerons pour l’analyser d’un Cahier des charges élaboré lors de la deuxième phase par la DDASS Loire et figurant en annexe. Ce cahier des charges s’avère un document très intéressant car il constitue un regard d’extériorité au dispositif.

La convergence des termes Meta et extériorité est patente dans l’œuvre de Foucault tant dans la déconstruction et l’analyse des processus judiciaire et l’apparition des sciences humaines dont nous ferons usage tout au long de notre recherche. Auparavant, nous allons préciser le contexte général des violences conjugales et leurs dimensions.

Notes
3.

Bien qu’implicite au début, cette demande a été par la suite incluse dans un Cahier des charges figurant en annexe.