2.1 Le couple, lieu d’affrontement et de domination ?

C’est la thèse que défend la philosophe Sylviane Agacinski (2008). Elle constate le caractère dramatique des rapports hommes/femmes. Ces rapports évoluent au sein d’une histoire : « Destiné à établir la filiation, en particulier le lien paternel toujours incertain, le mariage devait construire les conditions d’une paix des sexes dans la famille. Mais le prix de cette paix, dans notre histoire, aura été la subordination de l’épouse à l’autorité paternelle de l’époux, au sein de l’union conjugale, autrement dit la hiérarchisation des sexes » (op. cit., p. 203). Et encore plus loin : « La crise du mariage, à partir de la fin du 19e siècle, ne peut pas se comprendre sans l’effacement progressif de cet arrière-plan religieux au profit d’une conception désacralisée du mariage, d’un discrédit de l’autorité masculine et d’une contestation de la préséance du père sur la mère. Le retrait du divin laisse l’homme et la femme confrontés à l’énigme de leur différence et de leur rivalité » (ibidem, p. 204).

La question des sexes est la question de l’altérité, une altérité faite de similitudes et de différences : le conflit - qu’une pièce de théâtre d’Elsa Solal nomme L’autre guerre - est inévitable. Pour J. Lacan (1975) dans le séminaire « Encore », l’amour fusionnel est une illusion. L’amour est un impossible, de plus l’entrée en amour ne peut faire oublier la part de haine, l’hainamoration (Houel et al., 2008, p.174).Nous rejoignons la conception freudienne de l’existence conjointe de l’amour et de la haine, coexistence qui va se concrétiser dans l’étape de la déception. Déception, désenchantement, guerre des sexes…

Nous voyons sur cette question du rapport des sexes se dessiner deux positionnements différents : l’un de type essentialiste, l’autre de nature différentialiste. L’essentialisme dont l’une de ses principales manifestations serait le psychologisme, décrira les termes de ce rapport avec les concepts d’homme et de femme sans référence aux déterminismes sociaux. Le concept de sujet si souvent utilisé par l’essentialisme psychologique va jusqu’à gommer l’identité de sexe et toute identité sociale, il devient mythique et universel parce qu’exemplaire. Un seul cas singulier vaut pour tous les autres.

Le différentialisme au contraire va s’attacher à produire des figures féminines et masculines insérées dans la réalité du quotidien. Il semble que ces deux approches, présentes dans le mouvement féministe, n’éclairent pas de la même façon la question posée. Dans la défense du différentialisme qui est une des constantes du positionnement de cette thèse, nous nous référerons aux réflexions notamment d’Irène Théry (2008).

En conclusion sur le « Drame des sexes », S. Agacinski ouvre la réflexion à une dimension philosophique : « Celui-ci n’est pas la représentation d’une crise qui, demain, pourra être résolue une fois pour toutes mais celle d’un conflit qui revient en dépit d’éléments nouveaux et circonstanciels, parce qu’il trouve sa source dans l’énigme de la génération sexuée, c'est-à-dire de la condition mortelle des vivants que nous sommes, et dans cette altérité singulière : celle de la sexualité… C’est la certitude que tout va recommencer. » (p. 210).

S. Agacinski ne manque pas d’argument dans son approche philosophique mais prend-elle en compte l’historicité de ce rapport des sexes? Elle élève les concepts d’homme et de femme au rang de sujets mythologiques et nous décrit la guerre éternelle que ces sujets se livreraient depuis la nuit des temps, sans repos, sans fin. Pourrait-on suggérer à S. Agacinski que sa vision essentialiste est peut-être celle de ces ombres qui passaient au sommet de la caverne et que la vision qu’elle semble nous proposer, est une image construite, incomplète, déformée ? Construite et incomplète, oui, car les évidences sont toujours l’occultation d’autres réalités, ou simplement de la réalité.

Pour aborder les différentes dimensions plus qualitatives des violences conjugales, il est intéressant de commenter l’article de Fabienne Kuenzli-Monard (2001) présentant un panorama de onze théories déclinées en sept niveaux constituant autant d’explications de la violence domestique.

Un premier niveau attribue la violence à l’intérieur de la personne, soit à cause d’un problème de santé mentale, soit par un manque de contrôle sur soi.

Un deuxième niveau localise la violence dans le développement de la personne, soit comme la répétition des comportements pathogènes, soit par un processus d’apprentissage induit par ces comportements pathogènes. Dans ce même niveau, on trouve enfin la théorie du blocage d’origine psycho-sexuel.

Le troisième niveau localise la cause de la violence au sein des relations humaines : la théorie du contenant dans laquelle « les hommes sont comparés à de grands réceptacles qui peuvent tolérer une capacité donnée de frustrations, d’insatisfactions ou de colère. Passé un certain seuil et en réponse au stress, la personne perd son équilibre et libère le surplus par une décharge d’énergie, en l’occurrence, un acte violent. » (Kuenzli-Monard, op. cit. p. 402). Il est intéressant de noter que cette théorie du contenant fait appel à des facteurs sociaux (Stress, pressions ou problèmes liés au travail, précarité économique, etc.). Doit-on en conclure comme le fait Kuenzli-Monard, que l’homme a de fait peu de responsabilité ? Nous pensons qu’il manque à cette théorie d’autres éléments dont nous parlerons plus loin et que nous regrouperons autour de l’attitude d’évitement.

Toujours à ce troisième niveau, l’on trouve le modèle de la frustration-agression. Ce modèle associe de façon automatique un vécu de frustration et l’acte de violence. Cette théorie oublie-t-elle que la frustration comme la séparation (Durif-Varembont, 1997) font partie du quotidien et contribue au développement et à la maturité des personnes ?

Au quatrième niveau, figure la théorie des blocages de la communication. Les hommes qui agissent violemment souffrent d’une pauvreté communicationnelle.

Au cinquième niveau, il est fait état des conséquences de l’utilisation d’alcool ou de drogues. Kuenzli-Monard synthétise ces comportements addictifs sous les termes de théorie de la désinhibition. Les recherches mentionnées à ce propos constatent que ces comportements addictifs sont associés mais non inducteurs. Pour notre part, nous souscrivons à cette distinction importante.

Au sixième niveau, la violence est attribuée à l’interaction du couple, dans une circularité du conflit. L’approche est de type systémique sans que la responsabilité de l’agresseur soit niée.

Le septième niveau fait appel aux théories féministes. Ainsi la dimension socioculturelle impute aux structures sociales, par les traditions, les normes et les idéologies, la responsabilité du maintien de la violence. Ce niveau constitue la toile de fond de la violence conjugale. A ce titre nous allons commencer par en exposer le contenu.

Proche de ces réflexions, l’anthropologie, reprenant d’une certaine manière ce concept d’altérité irréductible, lui donne le nom de la domination masculine.

Phénomène social, la violence conjugale est l’expression la plus visible de la domination masculine. La définition que donnent Guionnet et Neveu (2004) de la domination masculine nous semble largement incomplète : ils la caractérisent comme «  une domination système, au sens probabiliste et statistique de résultats d’un ensemble de mécanismes sociaux qui concourent à créer un complexe d’avantages, de primautés masculines » (p. 242). Cette définition sociologisante fait appel à une description systémique, description mais non explication. Car les « primautés masculines » indiquées plus haut sont loin d’être généralisables. La domination masculine n’est pas un simple rapport de pouvoir entre les hommes et les femmes. La domination masculine, croyons-nous, a une dimension et un effet plus importants, celui de conforter les rapports sociaux de domination induits par le système économique et leur perpétuation.

Quant à l’approche anthropologique, F. Héritier définit ainsi la domination masculine : « La domination masculine existe, agissante, opprimante, violente, dans bien des sociétés de notre monde contemporain, mais aussi de façon moins voyante, symbolique, inculquée dans les rites et les imaginaires masculin et féminin dès l’enfance, fonctionnant de manière évidente, comme naturelle et allant de soi, par prétérition, dans notre propre société comme dans toutes les cultures et dans toutes les civilisations » (2005, p. 93) et encore : « Une hiérarchie des catégories de sexe (mâle/femelle) telle que le sexe masculin et les caractères, fonctions et prérogatives qui lui sont attribués collectivement sont considérés comme supérieurs au sexe féminin et aux caractères, fonctions et champs qui lui sont réservés. Hiérarchie qui se traduit par ce que l’on appelle la « domination masculine » » (Ibidem, p.10).

Comment F. Héritier en arrive-t-elle à ce concept de domination masculine ?

F. Héritier (2005) définit ainsi dans un long entretien son positionnement :

‘« Je suis structuraliste. Et non différentialiste, ni culturaliste… Les différences sont essentielles et les cultures autonomes, sans quoi il n’y aurait pas de possibilité de recherche d’invariants universels. La différence est la nécessité première de la recherche de structures universelles… La différence est toujours présente, mais des ensembles de phénomènes qui semblent radicalement différents relèvent cependant des mêmes structures de pensée… Ce que j’ai fait, personnellement, c’est considérer que la structure était déjà dans les choses et qu’il fallait examiner comme tributaires d’une analyse structurale non pas seulement des faits sociaux considérables, tels que les systèmes de parenté ou les systèmes mythiques, mais aussi que le corps lui-même est porteur de sens » (p. 122).’

F. Héritier (2005) complète ainsi sa démarche de pensée au travers du concept de valence différentielle des sexes : 

‘Au premier chef, c’est une équation. C’est un rapport qui vient de l’analyse d’un certain nombre de terminologies de parenté et qui met en évidence des butoirs pour la pensée (en italiques dans le texte), c'est-à-dire des éléments qui, comme le même et le différent, ont toujours été là de toute éternité et qui seront toujours là. La valence différentielle des sexes, c’est la prise en considération de ce que les parents précèdent les enfants et les aînés précèdent les cadets. Cela se traduit sans besoin de le dire ou de le préciser, par une équivalence établie par l’esprit humain entre des catégories abstraites. Ainsi le rapport antérieur/postérieur équivaut à supérieur/inférieur : les cadets sont aux aînés et les enfants aux parents dans un rapport d’inférieurs à supérieurs parce qu’ils sont venus après eux… La valence différentielle des sexes est un mode de pensée universel… Cela part toujours de ces butoirs de la pensée qui sont des évidences… La première est que le monde du vivant animal observé est divers, mais que toutes les formes vivantes sont parcourues par la même différence qui est la différence anatomique et physiologique du sexe… Le même et le différent, la mêmeté et la différence, sont des catégories princeps de notre expérience vitale née de cette évidence. Elles vont servir de moule à l’expression de la pensée et c’est sur cette opposition que sont bâties les catégories conceptuelles qui nous servent à penser. (p. 140). ’

Le choix de ces deux citations un peu longues est justifié par leur contenu synthétique et fondamental. La base des constats et des observations de F. Héritier est d’ordre anatomique et physiologique originant la différence des sexes. Ces constats ont pour elle, un caractère irréductible et omniprésent dans l’opposition du même et du différent. Sur cette base, ont été créés, intellectuellement, des modes de pensée qui opposent des caractères et les attribuent à l’un ou l’autre des deux pôles : l’actif/le passif, le chaud/le froid, le rationnel/l’irrationnel…

F. Héritier continue son raisonnement ainsi : « Ces catégories mentales sont certainement nécessaires pour penser, mais on observe deux choses, à l’examen de sociétés diverses, c’est qu’elles sont généralement affectées des signes masculin et féminin... et d’une valeur hiérarchique » (op. cit. p. 141). La pensée binaire répartit de part et d’autre les qualités et les caractéristiques que les structures sociales vont imputer consciemment ou non – effet « d’une adhérence aveugle au monde », selon l’heureuse expression de G. Picard cité par Héritier (1996, p. 10), au féminin ou au masculin.

La domination masculinerepose« de façon naturelle donc évidente (souligné par nous) sur un ensemble de pensée organisé par exemple enun système binaire de représentations qui nous montre partout dans le monde le féminin associé à la douceur et le masculin à la violence... définition commune du genre. » (Idem, p. 94). Les connotations masculines sont représentées et comprises dans un sens de supériorité par rapport aux connotations féminines. Pourquoi ?

Le moteur de la hiérarchie des représentations pour F. Héritier est « dans l’appropriation de la fécondité et sa répartition entre les hommes » et encore « ce n’est pas l’envie du pénis qui entérine l’humiliation féminine mais ce scandale que les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs fils. Cette injustice et ce mystère sont à l’origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes humains depuis l’origine de l’humanité et que nous appelons la « domination masculine » (Ibidem, p. 23) qui « est fondamentalement le contrôle, l’appropriation de la fécondité de la femme, au moment où celle-ci est féconde » (Ibidem, p. 88).

Exprimé différemment, c’est une incompréhension pour les hommes que les femmes fassent des enfants des deux sexes. Produire du différent à partir du semblable. Ce que veulent les humains, affirme F. Héritier, c’est comprendre. A quoi sert le sexe masculin ? Les réponses à cette question constituent à elles seules une histoire des représentations de la hiérarchie des sexes (Laqueur, 2005).

Pour assurer cette tâche de reproduction à la fois du semblable et du différent, les humains se sont rendus compte, poursuit F. Héritier, que les rapports d’alliance se manifestant par le mariage, nécessitaient une union exogame. L’exogamie suppose le droit de propriété des hommes pour échanger leurs sœurs et leurs filles avec celles d’autres hommes. Dans le passé ce sont toujours les hommes et non les femmes qui échangent des femmes. Caractérisant cette domination sur la femme, F. Héritier parle de « modèle archaïque dominant ». Les femmes ont été perçues, voulues mises au service de l’autre sexe, pour tout besoin.

Pour ce même auteur, l’inégalité masculin/féminin n’est ni un effet de nature ni un effet d’origine socio-économique : « Elle a été mise en place par la symbolisation dès les temps originels de l’espèce humaine à partir de l’observation et de l’interprétation des faits biologiques notables. » (2002, p. 14). F. Héritier se défend d’avoir parlé d’humiliation, de revanche, de mainmise ou d’oppression de la part des hommes. Elle invite à la révélation de la mise en place d’un système structuré – structuralisé pourrait-on dire ? -. Pour elle, ce système a pu prendre forme grâce à la contribution des deux sexes, grâce à l’acceptation des dominées.

Pour notre part, il est difficile d’adhérer à l’exclusivité de cette vision symbolisatrice de la domination et surtout à son invariance spatiale ou temporelle, car elle passe sous silence l’historicité et ses variabilités de cette domination. Elle fait la part belle aux changements de mentalité, changements précaires qui nous conduiraient à penser qu’un travail cognitif individuel où la conviction personnelle l’emporterait, serait suffisant pour faire évoluer définitivement les rapports de domination. L’expérience des groupes d’auteurs de violences nous amène à la conclusion qu’un tel travail cognitif, bien que nécessaire, est la plupart du temps insuffisant.

La représentation symbolique a-t-elle une autonomie en regard des rapports sociaux d’une société donnée ? Répondre positivement amène F. Héritier à croire à l’efficacité d’un engagement basé sur la clarté et la conviction des arguments. (Idem, p. 15) et à guetter la moindre évolution de la pensée dominante.

F. Héritier s’explique sur la question de l’invariant : « L’invariant n’est pas un contenu constant, c’est un rapport établi par l’esprit entre deux concepts, définissant un cadre de pensée lequel peut être meublé de façon différente selon les cultures, ou dans la même selon les époques… Les invariants ne sont donc pas des universaux au sens que les philosophes donnent à ce terme. » (2003, p. 213). Pour l’auteur de « Dissoudre la hiérarchie », la valence différentielle des sexes est différente de la notion de domination masculine : la première étant conçue comme un cadre de pensée invariant, la deuxième comme une notion susceptible d’évolution notable, évolution que F. Héritier croit reconnaître dans la généralisation de la contraception, et dans l’action des femmes pour l’égalité. L’articulation qui résumerait le plus clairement la pensée de F. Héritier serait la suivante : « la valence différentielle des sexes s’exprime concrètement dans une hiérarchie uni orientée qui implique pour se maintenir la domination masculine » (op. cit. p. 215).

F. Héritier distingue hiérarchie des sexes et différences des sexes : elle souhaite la disparition de la première et maintient l’existence nécessaire et invariante de la seconde. La notion d’invariant est fortement contestée par certains auteurs, notamment M. Godelier (2004) qui s’oppose à la thèse de l’universalité de l’échange des femmes par les hommes.