2.2. Et la domination masculine ?

A la suite de C. Lévi-Strauss pour qui la domination masculine est posée comme la condition de l’émergence de la parenté humaine, une sorte de fait transhistorique lié au symbolique, F. Héritier, cherchant à modéliser des structures universelles visant à rendre compte de l’intelligibilité de ces mêmes structures, a adopté de façon tardive la notion de domination masculine. Cette notion par contre fut utilisée depuis les années 1970 notamment par Maurice Godelier et puis par Pierre Bourdieu.

Bourdieu dans son ouvrage sur la domination masculine (1998) - sans jamais mentionner une seule fois les travaux de sa collègue au Collège de France - vient affirmer que ces structures universelles invariantes sont aussi le produit d’une historicisation. La domination masculine a sa propre histoire dont les évolutions varient au gré des conditions sociales de leur apparition. Même lorsqu’il y a symétrie sociale, P. Bourdieu constate « un coefficient symbolique négatif ». Pourquoi ? Par une logique de pouvoir. P. Bourdieu analyse un ordre « sexuellement ordonné » (1998, p. 102) mais dont les manifestations varient historiquement. La répétition de la structure des habitus est un des mécanismes de la perpétuation de la domination.

Héritier et Bourdieu convergent sur quatre points : Bourdieu tout en inscrivant son travail dans une analyse de type matérialiste de l’économie des biens symboliques, accorde aussi une grande importance aux structures. Bourdieu reconnaît la lourdeur du système symbolique qui hiérarchise le masculin et le féminin. Guionnet et Neveu (2004) propose un tableau simplifié combinant les associations symboliques décrites par Héritier et Bourdieu, associations propres au féminin et au masculin :

Tableau 3 – Les signifiants masculins/ féminins.
Masculin Féminin
Sec Humide
Dessus Dessous
Dehors Dedans
Droit Tordu
Ouvert Fermé
Dominant Dominé
Haut Bas

Source : Guionnet et Neveu (2004, p. 12)

La différence sexuelle est un opérateur de classement, d’organisation de l’espace, de l’activité et du temps.

La deuxième convergence porte sur l’importance de la construction sociale de la parenté et du mariage « qui assigne aux femmes leur statut social d’objets d’échange » (op. cit. p. 41). Prenant appui sur la théorie de l’échange symbolique, Bourdieu montre que la loi des échanges appartient aux hommes. Les femmes sont les objets de ces échanges. L’espace est un marché matrimonial où les femmes ne peuvent qu’apparaître qu’en tant instruments symboliques valorisant le capital masculin. La violence symbolique est la condition du fonctionnement de ce marché.

Pour Bourdieu, les femmes, loin de se révolter, participent à leur propre domination en cherchant à se valoriser dans la transaction. Le travail de naturalisation et de dissimulation de ce marché est effectué par les grands appareils, l’Etat, l’Eglise, l’Ecole. Persuader chacune à accepter sa logique (Assignation des tâches et des rôles, intériorisation des comportements de genre…) est l’un des objectifs de ces appareils. P. Bourdieu met l’accent sur la notion de violence symbolique par opposition à celle de violence physique - notion que nous trouverons déclinée sous la forme d’un continuum dans l’approche de l’enquête ENVEFF ou dans les données fournies par l’OND -. Il montre sa présence aveuglante à sans cesse redécouvrir.

La troisième convergence insiste sur le refus probable – simplement évoqué – de cette domination par celles qui en sont les victimes. Devant l’hypothèse du poids humiliant de cette domination, l’un et l’autre ne peuvent pas négliger la violence masculine et sa non-acceptation féminine.

La dernière convergence, ténue chez Héritier mais importante chez Bourdieu est la place donnée aux acteurs dominés et dominants.

A la fin de son ouvrage, après une longue et minutieuse analyse des processus, mécanismes, structures de la domination masculine – et peut-être à cause de cette analyse – P. Bourdieu s’exclame : « L’amour est-il une exception, la seule, mais de première grandeur, à la loi de la domination masculine, une mise en suspens de la violence symbolique ou la forme suprême, parce que la plus subtile, la plus invisible de cette violence ? » (1998, p. 116). P. Bourdieu soupçonnant son entreprise de désillusion et de désenchantement, veut-il croire dans les effets de l’amour comme moyen de transformation des échanges symboliques ? Peut-être veut-il évoquer avec la force de l’amour la faiblesse de l’emprise ? Ce positionnement de l’amour comme « en dehors de tout cela » étonne. Les rapports amoureux peuvent-ils rester en dehors des rapports sociaux de domination ? Nombre d’auteurs répondent par la négative, l’amour aussi résulte d’une construction sociale (Roussel, 1989, Houel, 2004)… Si les rapports amoureux relèvent d’un construit social et d’une historicité, n’ont-ils pas, et c’est sans doute la raison de cette exclamation de Bourdieu, un statut particulier tenant aux liens qui unissent les partenaires. Cela rejoint la réflexion de Nicos Poulantzas (1971) citée par M. Cornaton (2001) à propos des rapports hommes-femmes : « Les rapports de pouvoir ne recouvrent pas exhaustivement les rapports de classe et peuvent déborder les rapports de classe eux-mêmes. Ceci ne veut certes pas dire qu’ils n’ont pas, dans ce cas de pertinence de classe, qu’ils ne se situent pas aussi sur le terrain de la domination politique ou qu’ils n’en sont pas un enjeu, mais qu’ils ne relèvent pas du même fondement que la division sociale du travail en classes, qu’ils n’en sont donc pas la simple conséquence, et qu’ils ne lui sont ni homologues, ni isomorphes » (p. 225).

Le récit des violences conjugales montre que l’amour et la violence coexistent au quotidien. On ne peut accuser P. Bourdieu de naïveté ou d’angélisme, lui qui a développé et théorisé le rapport du chercheur avec son sujet. Par cette question, Bourdieu ouvre quelque espoir. Il appelle à l’instauration de rapports réciproques non violents et égalitaires, mais cela peut-il suffire à transformer la domination masculine ?

Dans un texte intitulé « Principes d’intervention auprès des hommes auteurs de violences au sein du couple », texte diffusé en Mars 2008 aux associations adhérentes, et disponible sur le site internet, la Fédération nationale Solidarité Femmes illustre de façon parfaite ce positionnement de l’approche anthropologique. Pour cette fédération, les violences conjugales doivent être pensées dans une dimension sociale et non « en termes de soins ou de santé mentale ». Plus loin dans ce même texte : « L’intervention auprès deshommes auteurs de violences au sein du couple requiert la compréhension de la nature de la violence masculine, ses effets, son intentionnalité de contrôle, les croyances issues de la socialisation masculine, le contexte sexiste et la justification des hommes pour l’exercer » et enfin : « Les programmes qui considéreraient ces conduites comme des dysfonctionnements individuels ou expressions de pathologies doivent être refusés ».Ce texte fait de la domination masculine le facteur de causalité exclusif, dès lors que reste-t-il comme possibilité ? La prise de conscience des hommes de leur propre domination, consciente sinon inconsciente, domination dont ils peuvent être les victimes. Cette prise de conscience détermine pour la Fédération une méthodologie psycho-éducative : l’on peut être surpris du terme « éducatif ». L’éducation des peuples et des cerveaux n’est-elle pas la caractéristique d’une autre époque, hélas trop proche ? En fait, pour la Fédération nationale Solidarité Femmes, point de thérapie, mais une approche cognitive. Va-t-on condamner les auteurs de violences à lire les meilleures pages du sociologue P. Bourdieu ? Ou encore à méditer le rôle salvateur de l’amour ? Une prise de conscience basée sur l’analyse de genre suffira-t-elle à éviter le retour des mécanismes de violences ou faut-il avoir recours aux deux autres approches, celle de la dynamique du couple et celle de la dynamique intrapsychique ?

Une approche basée sur la bonne volonté et la bonne intelligence des agresseurs semblerait bien naïve.

On a reproché à Bourdieu de ne pas penser l’articulation entre classe sociale et genre. Pour lui, cette articulation est contenue dans le concept de domination qui ne peut varier selon la classe sociale. De même la question ethnique est complètement éludée. L’on verra plus loin que fort heureusement cette question a été reprise et développée (Lahire, Neyrand, Hammouche notamment.). Pour notre part, nous reprendrons plus loin dans le contexte culturel du couple cette thématique.

« Le changement majeur est sans doute que la domination masculine ne s’impose plus avec l’évidence de ce qui va de soi » (Bourdieu, op. cit. p. 95). Cette phrase est intéressante à plus d’un titre car elle fait la part aux rapports de force entre pouvoir masculin et pouvoir féminin qui s’affrontent sur fond de crise socioéconomique. Les rapports de genre sont aussi insérés dans les rapports sociaux de classe. Godelier (2004) refuse à la domination masculine d’être le principe constitutif de la parenté : pour lui, ce qui est le principe constitutif c’est à la fois la prohibition de l’inceste, l’obligation à l’échange (l’exogamie), et l’échange des femmes par les hommes mais aussi échanges des hommes par les femmes.

Godelier (op. cit.) en fournit quelques exemples. Selon lui, la domination masculine n’intervient plus dans le choix du partenaire pour vivre ensemble ou se marier. La domination des hommes sur les femmes ne serait pas le fondement de la parenté. Les sources de la domination masculine résideraient dans le champ politico-religieux dont les femmes sont exclues en grande partie. Cette conclusion de Godelier ouvre à la compréhension des rapports de force existants actuellement notamment dans la lutte des femmes pour l’égalité. Le politique est progressivement ouvert aux femmes, non sans difficultés, mais le religieux est fermement hermétique dévoilant ainsi toute la dimension hiérarchique des sexes.

I. Théry (2007) apporte une analyse décisive des présupposés de ce qu’elle nomme « le dogmatisme de l’ordre symbolique ». Sa critique porte sur les présupposés structuralistes. Dans cette approche, l’homme et la femme sont considérés comme des génériques abstraits. Ils ne sont pas « des agents d’actes humains » mais de grandes figures universelles abstraites, détachées du social concret et historique car appelées à être naturellement ce qu’elles sont, dans une rigoureuse indissociabilité.

Pour l’auteur du « Démariage » (1993), il convient, au nom du féminisme et de la dignité des femmes, d’oser la remise en cause, pour insuffisance de complexité, du paradigme de la domination masculine car ce concept fige la position de l’un comme dominateur et la position de l’autre comme victime. Ce concept ne permet pas de penser le vaste mouvement féminin d’émancipation présent depuis nombre d’années, car il suppose à tout moment l’intériorisation par la victime de son statut, comme il suppose la dépendance (le plus souvent inconsciente) du dominant vis-à-vis de son statut de dominateur. Nous reprendrons dans notre troisième partie la discussion de ce concept qui ne rend pas suffisamment compte de l’évolution des rapports homme/femme.

L’évolution et la fin de la domination masculine reposent-elles sur la conviction de l’amour, une somme de micro-changements entraînera-t-elle le déclin de la domination masculine ? Suffit-il de faire appel à la bonne volonté individuelle, à la réflexion des agresseurs ? Ce sera cette question que nous poserons à D. Welzer-Lang dont les ouvrages nous semblent mettre en avant cette problématique des changements individuels.

D. Welzer-Lang (2000) développe sa conception anthropologique autour de notions telles que les « rapports sociaux de sexe et le viriarcat ». Militant féministe, Welzer-Lang a créé RIME en 1987, premier centre français à Lyon d’accueil des auteurs de violences conjugales. Au cours de la lecture des nombreux ouvrages de Welzer-Lang, nous nous sommes posé cette question : Suffit-il de se dire militant féministe pour être dégagé de la gangue de la domination et de l’idéologie ? En fait se vouloir féministe ne peut-il conduire à un renforcement de la pensée essentialiste en adhérant à un antagonisme formel : Femme-victime/ Homme violent ; Dominant/ Dominé ; Actif/ Passif ? Cet antagonisme formel élevé au rang d’un dogme empêcherait de considérer la dynamique à l’œuvre des rapports de force.

Pour Welzer-Lang, « ce ne sont pas des explications psychologiques individuelles qui expliquent la violence des hommes, mais bel et bien des raisons sociales, notamment les privilèges qu’apportent le pouvoir et le contrôle exercé sur ses proches. ». (1992, p. 56). Par une conception favorisant l’effet de surdétermination des structures anthropologiques, l’auteur se condamne naturellement à espérer seulement en des solutions individuelles aléatoires. Ce sera le changement des mentalités qui apportera un monde égalitaire : n’est-ce pas un défaut de mise en perspective historique et aussi une absence de prise en compte de la pensée psychologique ?

Daniel Welzer-Lang voit la fin de la domination masculine dans les pays riches et industrialisés dans une prolifération de modèles masculins et féminins (2004, p. 33). Si les modèles masculins et féminins évoluent, évolution qui ne semble pas présente dans tous les milieux sociaux, ne serait-ce pas sous l’influence de nouvelles exigences, notamment celles déterminées par des facteurs économiques ? Welzer-Lang semble aller dans un au-delà sociologique, dans un champ du souhaitable – pour lui – mais sans encore de réalité.

Delphy (2001) associe à la notion de patriarcat l’existence d’une base économique et crée un mode de production spécifique : le « Mode de production domestique » qui éclaire la notion de patriarcat. Avec l’évolution de l’emploi féminin, les évolutions de la conjugalité, le brouillage des rôles genrés, le processus de domination connaît une modification qui n’est pas superficielle.

Pour la position marxiste, les discriminations de sexe sont considérées comme l’une des manifestations des inégalités engendrées par le système capitaliste. Kelly (citée par Guionnet et Neveu, 2004, p. 17) affirme que les systèmes de genre sont également déterminés par des facteurs propres. La domination masculine est fondamentalement liée à un système économique et son évolution dépend aussi des rapports de pouvoir économique. La domination masculine est liée à une domination économique de classe.

Pour notre part, il nous semble que si l’on peut adhérer à l’idée d’une surdétermination des rapports sociaux par le système économique, on doit accepter aussi une autonomie relative (Bourdieu, 1998) du champ des rapports sociaux de genre. Car ce qui est en jeu au sein de cette autonomie relative, c’est le processus de socialisation et sa propre dynamique.

La violence masculine, en tant que fait social, pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout (si elle en résout ?).

Enfin, le système économique et les rapports sociaux engendrent une crise des représentations masculines.

Le sociologue N. Elias souligne « combien la construction de l’Etat organise un processus de monopolisation de la violence qui délégitime et pénalise graduellement la violence privée comme mode de règlement des conflits. Il explore la transition lente qui déplace le centre de gravité d’un travail de pacification et de polissage des mœurs du poids de contrôles extérieurs (maréchaussée, confesseur) à l’intériorisation d’un ensemble de dispositions qui régulent et entravent les pulsions agressives, sexuelles." » (Guionnet et Neveu, 2004, p. 224).

Est-ce l’effet souhaité du dispositif VIRAGE que nous exposons plus loin : l’intériorisation de l’interdit de la violence, la manifestation d’un comportement de respect non violent ?

Ce dispositif par ses effets serait-il la simple courroie de transmission d’une commande sociale de la pax familia ?

En conclusion à cette partie sur la domination masculine dont le contenu est en discussion dans la littérature (Théry, 2008), il est important de faire la part entre l’existence de structures symboliques dont l’invariabilité historique reste à démontrer, mais dont on peut penser qu‘elles sont soumises à évolution, et le pouvoir du masculin dans les sphères politico-religieuses, pouvoir maintenu grâce aux rapports sociaux du mode de production économique actuel. Nous adhérons à la position de Godelier de ne pas séparer le symbolique, les structures socioanthropologiques et l’économique dans une vision complémentariste défendue plus haut par Devereux. Dans cette optique, nous voudrions décrire un certain nombre de faits économiques majeurs qui ont des répercussions importantes sur les violences conjugales.