2.3. Les changements de l’ordre socio-familial.

‘« Elle me disait sans cesse qu’elle n’avait pas besoin de moi ! »
Noël, dans un groupe en 2004.’

2.3.1. Entre pacification et précarisation.

Laurent Mucchielli (2008) reprend la question de l’augmentation ou de la baisse de la violence dans la société française. Au vu de toutes les données disponibles actuellement, il fait le constat que « les violences physiques graves ne sont pas en augmentation dans la société française » (Mucchielli, op. cit. p. 118). Les homicides sont en baisse. Si les « coups et blessures volontaires » sont en augmentation, ce sont principalement les faits ayant entraîné une Incapacité Totale de Travail (ITT) inférieure ou égale à huit jours. Cela est en accord avec les données de l’OND. L’hypothèse que formule Mucchielli est celle d’un lent processus de pacification des mœurs – concept proche de celui de « civilisation des mœurs » de Norbert Elias11 (1973) – qui continue à travailler la société et participe du recul de la violence physique. Ce processus reposerait sur une stigmatisation de l’agresseur et un refus sanctionné de la violence. Les violences tolérées dans le passé ne le sont plus. Cela regroupe les violences conjugales, les violences sexuelles, les différentes formes de maltraitance ou de harcèlement. Cette intolérance s’appuie sur une judiciarisation des conflits et des risques, ainsi que sur une politique de « réforme des mœurs » (Mucchielli, op. cit. p. 120).

Pour conforter cette hypothèse, Mucchielli reprend certains constats : la répression policière et judiciaire croissante de tous les comportements agressifs et délinquants, la dénonciation de toutes les formes de risque, la mise en œuvre de véritables croisades médiatiques de stigmatisation de comportements, et « la poursuite du mouvement de délégation du règlement des conflits interpersonnels à l’Etat » (Mucchielli, ibidem). Pour Mucchielli, les violences conjugales ont un poids croissant dans l’ensemble des violences, ce que confirment les études de l’OND. Ce poids est non seulement quantitatif mais aussi qualitatif, surtout lorsque d’autres formes de violences sont en diminution. L’ensemble des campagnes d’information sur les violences conjugales transmettent le message que ce qui était privé devient public. Les victimes ne doivent plus garder secret le poids de cette violence : un numéro de téléphone, des associations sont là pour écouter, aider. C’est par cette rupture du secret et de l’intime que viendra la résolution du conflit.

La répression à outrance, l’omniprésence de l’Etat, la judiciarisation des procédures peuvent être à terme contre-productives et facteurs d’incompréhension.

Dans un tel contexte de judiciarisation où l’on retrouve la société disciplinaire décrite par Michel Foucault, notamment dans Surveiller et punir, la discipline des corps réclame la discipline des esprits. L’intériorisation des interdits notamment de violences nécessite et fait appel à d’autres moyens, d’autres structures. Le couple, la famille, eux-mêmes doivent être les lieux du respect de ces interdits. Qui peut entrer dans le lieu intime ? Ainsi le psychologue est légitimé et convoqué à « faire tiers » au chevet de la victime et bientôt à celui de l’auteur de ces violences. Pourquoi ? L’auteur des violences n’est pas seulement un délinquant mais aussi un être souffrant, victime de lui-même, victime de son passé, du divorce maltraitant de ses parents, etc.

Les seules violences qui augmenteraient, selon Mucchielli, seraient les violences verbales (Lagrange et al., 2004) déclarées deux fois plus souvent par les cadres que par les ouvriers, déclarées plus souvent par les femmes que par les hommes.

Les violences verbales sont-elles plus fréquentes qu’auparavant ou sont-elles moins tolérées ? Mucchielli prend le parti non pas de l’augmentation quantitative de ces violences mais de leur moindre tolérance. Lagrange y voit la marque « d’une rugosité accrue des relations sociales » (op. cit p. 304). Les insultes, les menaces, les mots du quotidien deviennent des agressions, des violences. Pourquoi peut-on parler d’une plus grande rugosité, d’un risque de calcification (Cusset, 2006) des relations sociales ? Il fait le constat avec d’autres (Bruckner, 1995, Eliacheff et Soulez Larivière, 2007) que la notion de victime évolue, qu’elle est liée à la notion de souffrance : toute personne souffrante devient victime. Cette souffrance est adressée systématiquement à l’Etat pour trouver une réponse en termes de sécurité ou de prise en charge.

Une des attentes formulées vis-à-vis de l’Etat serait la mise en œuvre d’un processus de disciplinarisation : la pacification des mœurs est indissociable d’un « processus de pénalisation des mœurs » (Mucchielli, op. cit. p. 124). La succession des lois concernant les violences conjugales en est l’illustration. De 1980 à 2006, plus de dix textes législatifs paraîtront concernant la question des violences faites aux femmes. Le nouveau code pénal alourdit les peines encourues, change la qualification de certaines infractions, ajoute des cas de circonstances aggravantes. L’Etat accélère et accroît le poids de l’incrimination et de la pénalisation. Ce vaste mouvement est rendu nécessaire par l’évolution du mode de vie, notamment par l’absence de lien social (Barrère-Maurisson, 2003) induisant repli sur soi, isolement, absence de dialogue et de communication. Ces situations obligent les citoyens à se tourner vers les pouvoirs publics pour réguler les moyens de règlement des conflits interindividuels.

Mucchielli cite une recherche de Sanselme (2005) qui a consisté dans le dépouillement des « mains courantes » d’un Commissariat de police d’une ville de province, notamment pour les appels de nuit. Les résultats mettent en évidence « le poids prédominant des contentieux domestiques dans ces interventions nocturnes ainsi qu’une banalisation de formes d’instrumentalisation de la police par les conjoints dans le règlement de leurs conflits » (p. 131).

Dans une dernière partie, Mucchielli fait le constat de « l’accentuation d’une violence de ressentiment certes inhérente aux rapports entre classes sociales, mais qui se trouverait de nos jours à la fois portée à son paroxysme par l’ampleur des inégalités socio-territoriales et « colorée » du fait de la concentration sans précédent des populations originaires du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne dans les ZUS. » (p. 138).

Dans sa conclusion, il s’interroge sur la durée prochaine du processus de pacification fragilisé par les conditions de vie des classes populaires, par les situations de crise du mode de production capitaliste, par les insuffisances et faiblesses du processus de pénalisation. Ce processus suppose aussi une intériorisation de la loi, intériorisation faite de compréhension. Cette compréhension est-elle possible pour une population condamnée à la pauvreté ou à la misère ? Cette interrogation nous amène à l’analyse sociologique constituée de deux tendances opposées : l’une tendrait à la diminution de la violence, des délits, des comportements hors la loi, l’autre viendrait contrecarrer la première sur fond de fragilisation et de précarisation socioéconomique.

Si nous suivons les conclusions de Mucchielli, les facteurs sociaux constituent une des causes essentielles de la rugosité des relations sociales et des relations conjugales, et en même temps leur poids grandissant représente un frein à leur résolution et leur évolution.

Si nous quittons l’article de Mucchielli pour reprendre la question des raisons du processus de pacification des mœurs dans le domaine conjugal, nous devons interroger les évolutions sociologiques du statut de la femme notamment son statut de salariée, des évolutions du couple et de la famille. Trouverait-on au sein de ces évolutions des facteurs contribuant à la fragilisation des modes de vie ?

Notes
11.

Le positionnement d’Elias est audacieux à l’époque car il franchit les limites de différentes disciplines, la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse pour les articuler entre elles. Il veut construire une approche basée à la fois sur l’extériorité et l’intériorité.