2.3.3. Les mutations du couple et de la famille.

Avec un nouveau statut de la femme et son accession à davantage d’autonomie, la famille et le couple évoluent. Peut-on même analyser cette évolution comme une profonde situation de crise ? Cette situation de crise s’ajoute aux tendances déjà indiquées, notamment la précarisation du travail des femmes.

Dans un court historique de la structure familiale, on peut distinguer plusieurs périodes de référence (Barrère-Maurisson, op. cit.) qui sont accompagnées par les transformations de l’économie : la famille patriarcale, la famille nucléaire à un actif, la famille nucléaire à deux actifs, et les familles monoparentales et recomposées.

La famille patriarcale est issue du monde agricole du dix-neuvième siècle. La France agricole réclame la participation de tous les membres de la famille aux travaux des champs. Cette participation collective s’étale sur trois générations. L’autorité reconnue de tous est celle du chef de l’exploitation. Les relations de travail et les relations familiales se superposent, s’entremêlent au quotidien. Chacun a une place déterminée suivant ses disponibilités, ses compétences et ses intérêts. Le rôle de la femme est du côté de la reproduction et de la charge des enfants, tout en participant au travail agricole. Le rôle de l’homme est exclusivement consacré au travail agricole. Ces places sont transmises d’une génération à l’autre. Les enfants, peu scolarisés, participent très jeunes aux travaux des champs. La famille de type patriarcal est aussi une famille élargie et pluri-générationnelle.

La période 1890 – 1945 voit se développer l’industrialisation, l’urbanisation et l’exode rural. A cette période émerge la famille ouvrière centrée autour du seul travail du père. La mère est chargée du travail domestique. Les enfants sont scolarisés et ne travaillent plus pendant leur scolarité. La famille est dite conjugale car seuls sont présents les parents et les enfants. Lors de cette période, la femme commence à avoir un travail extérieur mais qu’elle arrête pour élever les enfants.

La période 1945–1960 voit se conforter le modèle de la famille conjugale : travail salarié du père et travail domestique de la mère.

A partir de 1965, date charnière soulignée par H. Mendras, avec l’accès massif des femmes au travail salarié dans le secteur tertiaire, la famille conjugale à un actif cède le pas à la famille conjugale à deux actifs. Insensiblement, de deux actifs non équivalents, l’on passe à deux actifs apporteurs de ressources équivalents.

Ainsi que le souligne I. Théry : « … Le mariage moderne était ce fondement inébranlable sur lequel l’ensemble de l’organisation sociale de la distinction de sexe était bâti. Il était la seule et unique institution considérée comme inscrite dans l’état de nature. Il faisait le partage entre la famille (légitimité des enfants) et la non-famille (illégitimité des bâtards). C’était l’institution unique du couple. Il créait socialement les pères grâce à la présomption de paternité… Il fondait la filiation. Il assurait la paix des familles… Il disqualifiait par degrés toutes les formes de sexualité hors mariage…Enfin, il était considéré comme idéalement indissoluble… » (2007, p. 588)

En même temps que progresse la précarisation du travail des femmes, le lien conjugal se fragilise.

Les phénomènes les plus marquants (Kaufmann, 1993) sont les suivants :

Le tableau suivant indique les chiffres des évolutions du nombre de mariage, du nombre de divorces, la proportion des familles monoparentales et la proportion des naissances hors mariage :

Tableau 7 – Données sur l’évolution du nombre de mariages, de divorces, de familles monoparentales et de naissances hors mariage.
  1950 1970 1980 1990 2000
Nombre de mariages  (en milliers) 331 394 334 287 304
Divorces  (en milliers)   39 81 105 119
Proportion des familles monoparentales (en %)   8,9 10,1 13,2 15,9
Proportion des naissances hors mariage (en %) 7 6,9 11,4 30,1 42,6

Source: Ferrand, 2004, extraits du tableau, p. 30.

L’institution mariage connaît une baisse sensible, mais c’est davantage le nombre de divorces qui semble significatif. Le couple est devenu une réalité moins institutionnalisée et moins stable. La famille devient plurielle. La famille conjugale traditionnelle se maintient tandis que coexistent les familles monoparentales, les familles recomposées, les familles homoparentales… Si nous référons à la définition anthropologique du mariage que donne F. Héritier (2005) : « Le mariage entre un homme et une femme est donc une manière, parmi d’autres, de concrétiser un système de paix durable, et même d’alliance et de coopération, entre groupes étrangers a priori ennemis entre eux. Cette nécessité structurante de paix, fondatrice du lien social et de l’épanouissement des sociétés humaines, est à l’origine de tout le reste, selon la théorie lévistraussienne de l’alliance. » (p. 10), l’on peut mesurer l’enjeu de la diminution de cet acte institutionnel. Le changement de partenaires, hier plus exceptionnel, est devenu légitime. L. Roussel (1989) constate que le couple actuel commence une cohabitation plus tardive, la termine plus tôt, le divorce officialisant la rupture, et le remariage se fait moins fréquent.

Prioux (2005) décrit l’évolution démographique récente ainsi : la libéralisation des mœurs permet la séparation du mariage et de la sexualité, la séparation du mariage et de la cohabitation conjugale, et enfin la séparation du mariage d’avec la naissance d’un enfant. Prioux (op. cit.) constate aussi que les unions non officialisées - Près d’un couple sur six n’est pas marié en 2004.- sont plus fragiles que celles officialisées par un mariage. Avec ou sans cohabitation prémaritale, les mariages sont devenus moins durables et les divorces plus nombreux. En 2003, ce seront 125.000 divorces prononcés, chiffre jamais atteint : le taux de divortialité s’établit en 2003 à 42,5 % pour 100 mariages. Et encore 30 % des couples formés en 1990 sont séparés dix ans plus tard. (Ferrand, 2003, p. 39). Aujourd’hui, c’est autour de la cinquième année de mariage que les risques de divorce sont les plus élevés. Le mariage auparavant institutionnalisait la vie en couple et se situait au début de la cohabitation, voire avant celle-ci, aujourd’hui le mariage parachève un cadre de vie déjà mis en place. C’est comme si les partenaires entraient « à petits pas » dans le couple à tel point qu’il est souvent difficile de situer son début et son développement. Cette progressivité serait-elle le pendant de la plus grande facilité de la rupture ? Le constat de cette lenteur et de cette progressivité dans la formation du couple est un constat que nous avons fait au cours du déroulement des groupes que nous avons animés. Ce constat de lenteur est valable aussi pour les situations de rupture qui parfois s’éternisent… mais pour des raisons opposées !

Les transformations de la famille ont un effet différent suivant les classes sociales : un effet de contractualisation-individualisation des relations familiales pour les catégories les plus favorisées, et un effet de précarisation sociale pour les catégories les plus vulnérables (Mucchielli, 2001). Malgré cet effet de précarisation sociale, le mariage connaît un regain plus prononcé dans les milieux populaires car il représente notamment pour les femmes aux conditions sociales précaires un certain refuge et une certaine sécurité.

Avec le divorce, contre lequel déjà en 1897, Emile Durkheim s’opposait car il remettait en cause l’institution du mariage et annoncerait une grave maladie sociale dont le taux de suicide serait la manifestation évidente, apparaît un autre phénomène : la vie en solitaire d’un plus grand nombre de femmes et d’hommes (Prioux, op. cit.). Aux jeunes âges, cela s’explique avant tout par le recul de l’âge de la première cohabitation, mais par la suite ce sont principalement les ruptures d’unions qui sont en cause. Lorsqu’un couple avec des enfants se sépare, c’est plus souvent l’homme qui va vivre seul, s’il ne reforme pas un couple immédiatement. La femme établit au moment de la rupture une famille monoparentale dont elle est le chef de famille. En revanche, la vie en solitaire de ces femmes intervient plus nettement entre 50 et 65 ans, avec le départ des enfants, si elles n’ont pas formé un nouveau couple. Dès la cinquantaine, les femmes vivant seules plus fréquemment que les hommes; on constate qu’après une période de rupture les femmes se remettent moins souvent en couple que les hommes (Prioux, op. cit.). La notion de couple semble aussi évoluer et n’être pas associée à une cohabitation. De même, pour la notion de famille pour laquelle on parle de configurations familiales plutôt que de familles au pluriel (Neyrand, 2001). A la suite de L. Roussel (op. cit), on peut la qualifier de famille incertaine.

La loi en 1975 sur le divorce par consentement mutuel (soit un peu plus de la moitié des divorces) et la création de l’allocation de parent isolé (API) en 1976, vont contribuer à l’émergence des familles monoparentales. A la suite d’une rupture par divorce, le juge confie toujours plus massivement la garde des enfants à la mère.

Ainsi le nombre de familles monoparentales s’est considérablement accru depuis trente ans accompagnant le nombre de divorces. Leur proportion dans l’ensemble des familles comprenant au moins un enfant de moins de 25 ans atteint 13,2 % en 1990 et 16,7 % en 1999 (Algava, 2002). Elle constitue une famille sur six. Si la famille monoparentale dans laquelle le parent présent plus de neuf fois sur dix est la mère, reste une étape quasi obligatoire avant l’arrivée d’un beau parent, sa durée est de plus en plus courte et de plus en plus d’enfants connaissent une recomposition familiale. Les divorcés ont pris une place croissante puisqu’ils représentent presque la moitié des parents isolés en 1999 (Algava, op. cit.). Les raisons de l’absence de l’un des parents peuvent être autres : décès – bien que le veuvage représente une part décroissante des causes de la constitution des familles monoparentales - conflit, mutation professionnelle, hospitalisation, incarcération…

Les familles recomposées représentent 7 % des familles avec enfants. La recomposition familiale illustre la séparation mariage et vie familiale, la séparation vie familiale et cohabitation. La notion même de mariage, son contenu et son positionnement connaissent une évolution sans précédent.

I. Théry (2007) a créé le concept de démariage et s’en explique ainsi : « Par ce mot, je ne désigne pas seulement ni même principalement la baisse de la nuptialité, la montée des unions libres et des divorces, mais un bouleversement du sens que nous accordons à l’institution matrimoniale : désormais, se marier, ne pas se marier, se démarier, est devenu une question de conscience personnelle. Ce bouleversement est, mutatis mutandis, d’une ampleur équivalente à ce que fut, au moment de la révolution démocratique du XVIIIe siècle, le fait que la religion, jusqu’alors horizon indépassable de l’ordre sociopolitique, devînt une question de conscience personnelle » (p. 588)

Continuant ses réflexions sur le démariage faisant du couple une autre représentation non plus holiste mais dualiste, le couple duo, I. Théry en conclut que c’est la filiation qui est devenue l’axe central de la reconnaissance juridique de la famille et non plus la conjugalité reconnue ou non. La famille relève de la nature, étrange retour du biologique fondant les relations familiales. Autour de l’enfant se construit la famille. Le critère de son existence sera bien entendu le bien être psychologique et éducatif de l’enfant. I. Théry souligne combien la parole « psy. » est déterminante dans la reconnaissance de la structure familiale. Venant au nom de l’enfant dans l’intime du couple, le « psy. » a été légitimé à s’emparer de la vie conjugale.