2.3.4. Le couple plus fragile et difficile.

La dynamique de la relation de couple comporte deux sortes de liens : des liens narcissiques et des liens objectaux. Dans son apport sur la clinique psychanalytique du couple, Eiguer explicite ces deux sortes de liens : « Ainsi  le lien d’alliance comporte-t-il deux types de relation, une première serait celle d’un lien narcissique dominé par l’investissement narcissique commun à toute liaison humaine et à laquelle contribueraient mari et femme. Le second type serait un lien libidinal d’objet dominé par l’investissement d’objet, fonctionnant d’une façon conjuguée et s’articulant entre partenaires à travers l’identification projective ou l’interaction. Les deux liens contribuent à la solidité et à la permanence de l’alliance. » (1998, p. 54) :

Pour J. Lemaire (op. cit.), la relation de couple est basée sur la recherche d’une confirmation narcissique. Chacun cherchant confirmation de sa propre valeur, lorsque les premiers conflits surgissent, ils prennent une dimension décisive.

A propos de cette première phase d’évolution du couple, on parlera de fusion (Freud, 2004 (1969), Eiguer, 1998), ou de cristallisation (Kaufmann, 2007).

Le couple n’est pas une simple rencontre d’attentes conscientes et inconscientes. Le couple est aussi « la mise en association de deux passions, de deux groupes familiaux, de deux modèles de liens de couple, ceux des parents respectifs … » (Eiguer, op. cit. p. 57). Le couple est aussi production, production d’une histoire singulière, production d’une relation où le poids du passé pèse sur le présent.

C’est cette construction que décrit J.C. Kaufmann (op. cit.). Les débuts du couple et notamment la période de cohabitation sont décisifs. Le sociologue met en évidence la nécessaire capacité du couple à négocier les décisions du quotidien. Lorsque l’on demande aux auteurs de violences de parler de cette période première de négociation, ils évoquent ces moments davantage comme des disputes que comme des discussions. Ils sont mal à l’aise durant ces moments où ils ont presque toujours un comportement d’évitement. Lorsque les conjointes renouvellent leurs questions ou leurs reproches, la tension s’accroît. Cette première phase de la construction du couple fait appel à certaines compétences et habiletés que ne semblent pas posséder les conjoints auteurs de violences et ceux des classes populaires encore moins que les autres. Pourrait-on diagnostiquer une inaptitude à l’art du compromis, à la résolution du conflit de couple chez ces hommes ? Nous retrouvons cette même observation sous la plume de J. Lemaire : « Ceux qui ont vécu leur enfance dans un cadre social écrasé, qui n’ont jamais acquis l’équipement culturel et notamment verbal nécessaire à l’expression des affects, des désirs, des craintes ; ceux qui ont vécu leur enfance dans une famille close, repliée, empêchant les contacts affectifs à l’extérieur, et les échanges culturels nécessaires à leur future compréhension d’éventuels partenaires hétérogames : tous ceux-là peuvent à la rigueur former couple dans des conditions d’étroite homogamie, mais échoueront vite dès qu’apparaîtront des conditions différentes imprévues au départ du couple, qui nécessiteront des mises au point, des échanges, en particulier verbaux, concernant les points chauds et les conflits latents, échanges difficiles auxquels ils n’ont pas été préparés. ». (1979, p.51)

Après la phase de fusion, succède la phase d’ajustement, puis de tension. Cette phase d’ajustement précritique est une phase de tension car apparaissent des aspects insatisfaisants chez l’autre. L’un demande instamment à l’autre au quotidien de justifier son comportement ou souvent d’en changer. Chacun va-t-il accepter ces aspects ? Des sentiments hostiles surgissent venant détruire une image idéalisée du couple. A ce moment-là, le couple peut réagir de différentes façons : soit en accentuant, par escalade, les différends et en précipitant la rupture, soit en niant leur existence. L’évitement participe de cette négation, voire de ce déni. Les partenaires peuvent aussi rechercher le dépassement du conflit par la négociation. Souvent le couple usera successivement de ces stratégies en fonction des capacités possédées par chacun des conjoints.

La phase suivante de crise est introduite par la déception ressentie vis-à-vis de l’autre. Kaufmann (1992) parle avec justesse de la défection secrète, comme une variante domestique de l’exit, dont la définition serait « un moindre investissement réfléchi dans un processus de don et de contre-don conjugal dont le déséquilibre, graduellement ressenti, est cause de déception » (Guionnet- Neveu, op. cit. p. 159).

L’acceptation de cette déception est essentielle : « Elle doit rester partielle, jouant un rôle dynamique, rompant avec l’idéalisation, le clivage, permettant une véritable ambivalence naturelle. » (J. Lemaire, op. cit. p. 191)

Intériorisant cette déception qu’ils perçoivent chez l’autre conjoint, les auteurs de violences conjugales se trouvent dans l’incapacité à verbaliser ce qu’ils ressentent comme une émotion. Emotions, ressenti, qui vont se lier à d’autres émotions, déceptions. Ces ressentis reviennent du passé infantile et adolescent. Ainsi progressivement le couple en l’absence de compromis stables et reconnus s’achemine vers l’escalade d’une rupture. Dans les couples marqués par une relation de dépendance – on parlera de collusion inconsciente (Willi, 1982) - la rupture est vécue comme une perte, voire un abandon : ce vécu est facteur de violence. Cet aspect est souligné par A. Houel et al. (2008) dans l’étude sur les crimes passionnels. Les couples marqués par une relation de dépendance partagent une imago maternelle. Le conjoint manifeste une attitude émettant de fortes attentes vis-à-vis de sa conjointe perçue comme maternante, tandis qu’elle présente une toute-puissance vis-à-vis de son conjoint : c’est elle qui va avoir la conviction de pouvoir le changer, le soigner, le guérir.

Nous entendons comme un appel à l’aide, de la part des participants aux groupes, lorsque ces derniers réclament que leurs conjointes - elles aussi - puissent venir à ces séances. Pourraient-elles parler à leur place ou être leur interprète, leur avocate, cela les soulagerait même si jamais ils ne voudraient le reconnaître.

Le risque de rupture et de fin du couple induit notamment chez le futur auteur des violences une défiance et une position permanente de défense, défense face une position de passivité, de régression, de menace identitaire. Toute proposition d’aide de la part de l’autre conjoint pourra être vécue comme menaçante et persécutrice. Un jeu de possession/soumission s’installe entre les partenaires, jeu rigide et répété au quotidien. L’échec patent de ce jeu conduit à la violence.

A la fragilité et la pluralité du lien conjugal, il convient d’ajouter une nouvelle complexité : J C. Kaufmann (2007) soutient l’idée que le couple d’aujourd’hui est confronté davantage qu’hier au désir d’autonomie des partenaires. L’engagement conjugal est voulu avec l’aspiration de chacun à plus de liberté. Le Nous se conjugue avec deux je distincts. C’est le sens du couple duo décrit par I. Théry. Cette distinction des Je est à la source de multiples dissonances. La société valorise le développement personnel, l’ambition, la passion au service d’une image idéalisée d’un homme parfait. Chaque partenaire est appelé à se réaliser sans tenir compte de l’autre. Nous n’avons jamais entendu les participants aux séances de groupe utiliser le « Nous ». Est-ce parce que ce « Nous » était à présent trop fragile, rejeté en tant que tel, ou que jamais il n’eut de réalité ?

La plupart des observateurs de la conjugalité et de la parentalité (dont notamment Théry, 1993, Singly de, 2000, Neyrand, 2004, Kaufmann, 2004) accompagnent l’analyse du nouveau modèle égalitariste des relations familiales, d’un complément individualiste.

G. Neyrand (2002) constate aussi que la fragilisation du couple repose sur un paradoxe, le paradoxe de l’individualisme relationnel. Une importance croissante est donnée à la valorisation des données individuelles, à son expression, son désir d’autonomie, à son Ego. Priorité à la réalisation de soi, oui mais dans une relation égalitaire et démocratique. Ces deux tendances sont susceptibles d’entrer en contradiction. En tout cas, elles supposent la reconnaissance réciproque de chaque partenaire : « L’espace du couple est un espace paradoxal où se confrontent des références divergentes qui peuvent se trouver en harmonie lorsque les deux individualités penchent du même côté, mais sont en contradiction dès que l’idéal de réalisation de soi d’un partenaire ne se conjugue plus avec celui de l’autre et que les attentes à son égard s’en trouvent frustrées. » (Neyrand, op. cit., p. 84). La conséquence sociale est la progression de l’idée d’une conjugalité polygame répartie dans le temps, confrontée au risque d’une rupture toujours possible et devant être librement consentie.

La représentation sociale de ce couple idéal constitué d’égalité, de dialogue, et de réalisation de soi appartient à l’imaginaire social (Bonny, 2004). Cet imaginaire est-il partagé par tous les milieux ou est-il plutôt la propriété des classes moyennes ?

Nous constatons souvent chez les auteurs de violences conjugales que nous avons rencontrés dans les groupes, la présence de ces passions au service d’un Ego aveugle. Nous l’avons qualifié de comportement d’évitement, est-ce simplement une sorte de mécanisme de défense ? Ce serait sans doute sommaire de le penser, il convient d’aller plus loin dans l’analyse. S’ils passent de longues heures dans leur occupation professionnelle, ou dans la réfection d’appartements, ou dans des salles de musculation… est-ce simplement pour fuir la vie de couple ? Ces occupations retardent le moment du face à face avec la partenaire, le moment de répondre à des questions souvent critiques, de se préoccuper de l’autre. Ont-ils besoin plus que d’autres de reconnaissance, cette reconnaissance qu’ils ne trouvent pas dans leur vie de couple mais qu’ils vont quêter ailleurs ? Ils apparaissent prisonniers de ces occupations, pris dans un emballement sans fin. Sont-ils prisonniers d’eux-mêmes, en définitive, dans une quête identitaire dont ils empruntent au quotidien des éléments fugaces et partiels ?

Mais dès lors, comment la conjointe peut-elle participer à de telles occupations ? Comment peut-elle intégrer de telles activités à la vie commune ? Parfois elle tente de s’intéresser à une collection de voiture, à la réfection d’appartement, à la progression d’un sportif inquiet pour ses performances, parfois ce sera le silence, toujours un dialogue difficile. En fait ces activités très prenantes constituent autant de cadres de socialisation choisis pour être satisfaisants donc reproduits et développés au rang d’habitudes. Quels moments pénibles quand des cadres de socialisation différents induisent des comportements opposés ! Chacun, sa vie ? Si la partenaire souhaite l’abandon de ces activités si prenantes, alors c’est d’abord une tension interne très forte faite d’une confrontation d’un soi à la recherche de lui-même. Puis c’est un va-et-vient entre ce qui ne peut être lâché et ce qui est encore en devenir, entre un soi passé, dépassé et un soi non intégré. Il faudrait qu’Ego ait à sa disposition, comme une garde-robe variée, de multiples soi adaptés aux désirs de l’autre. Mais cette variété empreinte de légèreté n’est pas le lot de personnes aux conditions sociales modestes.

J-C. Kaufmann indique que, dans un couple :

« Ego est tiraillé entre deux pôles instables. D’un côté est sa propre histoire, sédimentée en lui en une infinité de schèmes de pensée et d’action contradictoires, impliquant qu’il opère des choix. Et en face le partenaire, avec un système de valeurs et des attentes aussi contradictoires, qu’il faut par ailleurs deviner. C’est ce qui explique que l’identité personnelle soit toujours différente dans un nouveau couple : parce que tout nouveau partenaire incite à réactiver de façon sélective certaines potentialités qui sont en soi, renvoyant les autres dans une mémoire dormante … Car pour compliquer encore l’exercice, le partenaire n’a pas de système de valeurs et des attentes stabilisés : il est autant contradictoire que vous-mêmes, attentif à vos prises de position pour savoir dans quel sens va basculer sa vie. » (2004, p. 95).’

L’affichage des soi possibles et variés toujours plus nombreux nécessite un travail des émotions. Nous retrouverons plus loin dans les textes de Martuccelli cette même approche géographique des traces sédimentaires. L’univers des possibles s’élargit mais il reste improbable et fortement limité pour les couples en situation sociale instable.

Constatant que le couple d’aujourd’hui ne dispose pas des mêmes repères que le couple d’hier notamment en matière de répartition des tâches et des rôles, Kaufmann (1993) expose le déroulement du cycle conjugal en trois temps :

Ce qui est nouveau dans le couple actuel est cette phase plus ou moins longue, plus ou moins négociée ou négociable de la définition des rôles de chacun, cette définition faisant l’objet d’une négociation et non plus d’une acceptation a priori en référence à une division des tâches préétablie socialement.

Si la négociation s’avère lourde et pénible, le quotidien devient lui-même pesant et conflictuel et peut conduire à la rupture.

Si l’internalité du couple est plus fragile, son environnement social s’avère lui aussi frappé d’évolutions déterminantes touchant la parentalité et la paternité.