2.3.6. La paternité : entre changement et effacement.

Dans le cas des séparations du couple, dans l’écrasante majorité des cas, les enfants sont confiés à la garde des mères, seulement 9% des enfants de parents séparés vivent chez leur père (Fine, 2002). Dans les années 1990, sur 100 enfants, 82,8 vivent avec leurs deux parents, 11,5 avec un parent seul (dont 0,8 avec leur père). (Ferrand, op. cit. p. 39). Selon le recensement de 1999, 150.000 pères vivent seuls avec leurs enfants âgés de moins de 25 ans et 15 % des enfants de moins de 25 ans restés au domicile parental vivent avec un seul de leurs parents – contre 11 % en 1990 (Algava, op. cit.). Pourquoi ce réel déséquilibre entre mères et pères quant à la garde des enfants ? Serait-ce dû à une vision traditionaliste de la prééminence de la place de la mère dans les soins des enfants ? En fait, 12 % seulement des pères demandent la garde de leurs enfants (Fine, op. cit.). L’effacement ou le désengagement des pères se manifeste par la distance affective de ces derniers vis-à-vis des enfants dans plus d’un tiers des cas de séparation.

Absence des pères, déclin du père, M. Tort (2005) reprend ces antiennes pour en déconstruire les accusations. De droit divin sous l’ancien régime, puis de droit naturel pendant la Révolution française, la paternité a toujours été dans le droit incertaine. Aujourd’hui les pères sont sans doute devant une nouvelle évolution qui n’est pas balisée par des repères clairs et précis.

Tort (2005) analyse cette évolution par un constat de la perte par le Père (La majuscule ici indique son contenu générique et abstrait comme s’il était le même de toute éternité) de ses pouvoirs et de son universalité : est-il encore ce géniteur incontesté ? L’évolution des familles ne sépare-t-elle pas parentalité et filiation ? Est-il encore ce chef de famille dépositaire de l’autorité, ce primat du Phallus ? L’augmentation des divorces lui enlève l’initiative même de la fin du mariage. La co-parentalité de l’autorité et de la responsabilité familiale l’a dépouillé de cette exclusivité. Est-il au sein de la famille le grand séparateur entre la mère et l’enfant, garantissant ainsi l’interdit de l’inceste ? Les familles monoparentales et recomposées ne sont-elles pas la preuve que sa présence à lui n’est pas indispensable pour le respect de l’interdit ? Ou alors que veut dire cette répartition des rôles, le père interdicteur et la mère inductrice par voie de conséquence ? Pourquoi la mère ne serait-elle pas aussi la garante de cet interdit fondateur entre les générations ?

A chaque coup, volontiers répété, de l’absence et du déclin, vient en écho l’appel au père nouveau. Il y a dans cet appel quelque chose de désespéré comme si l’âge d’or n’était plus. Comme une sorte de nostalgie faite de « jérémiades sur le père puissant du passé. » (Tort, op. cit., p. 18). Ne mêlant pas son propos à ces jérémiades, Tort a l’ambition de dégager son analyse de ces représentations sociales du père. Le changement de vocabulaire est significatif : passer du père, et parfois du Père aux pères. Le vide abstrait de ce concept générique permet son remplissage par des légendes et des mythes dont l’historicité pour Tort est évidente. Ce concept de Père est lié à une époque, un mode économique, des structures de socialisation et un mode de vie familiale.

Si exit le Père, qui survient ?

Tort nous propose une image, celle du Père-cheval, mise en scène de l’enfant sur le dos de son père à genoux. « Le père moderne ne s’impose plus comme le père traditionnel ; il a appris à se mettre à la portée de son enfant, à sa hauteur. » (op. cit. p. 157). Un père qui a abandonné, pour quelques instants les attributs verticaux de l’autorité. Un père qui consacre du temps à ses enfants. Continuant sa comparaison entre père traditionnel et père moderne (comme on a pu parler de couple moderne, mais pas de mère moderne…), l’auteur de la « Fin du dogme paternel » met en évidence les caractéristiques de deux phases de l’évolution du père. Dans la première phase, le père affiche sa présence centrale par son travail. Il fait vivre la famille par son salaire et la réunit sous son autorité. Dans la deuxième phase, c’est l’affection qui est montrée. Il est seul avec l’enfant, absence de la mère comme pour dire l’importance des liens individuels avec l’enfant. Proximité et relation égalitaire. « Chacun des membres de la famille ne justifie plus son existence par une place, un rôle, mais par sa personne, ses qualités personnelles. » (op. cit. p. 160)

Exit l’autoritarisme du père. Arrive le père nouveau.

Ce père nouveau n’est pas exempt d’images idéalisées que l’on retrouvera dans les médias actuels. Il n’est pas identique dans toutes les classes sociales. La précarité sociale et un mode de vie fragilisé amènera les hommes à se retrancher davantage derrière des représentations de rôles traditionnels.

On exige de lui proximité et présence voire participation au travail domestique. Hélas, toutes les études citées plus haut montrent son peu d’empressement – volontaire ou non - à développer une telle participation. Mais les résistances à ces nouvelles activités ne lui sont pas toujours imputables. Veut-il s’occuper du bébé, le changer, jouer avec lui ? On le prévient d’un risque de féminisation. Veut-il s’engager résolument dans une carrière professionnelle ? On l’accuse d’absence et d’insouciance. « Le soi familial » de l’homme est, à la différence du « soi familial » de la femme, un soi qui est autorisé à être en même temps un « soi personnel » (op. cit. p. 177). Sa présence auprès des enfants est ritualisée, fixée à l’avance mais pas forcément régulière. Les pères aujourd’hui sont pris dans la gangue idéologique de construits sociaux. Nouveau le père ? Cette figure du père-cheval est-elle de nature à rasséréner cette quête ?

D’autoritaire le père peut devenir animateur, proposant, s’il le peut, un regard plus extérieur, moins impliqué dans le quotidien (ce qui n’est vraiment pas un problème pour beaucoup !), une sorte d’arbitre à qui l’on peut reprocher de ne pas être suffisamment impliqué et aussi de trop vouloir affirmer des règles dont il n’est pas forcément maître. Ni trop, ni trop peu.

Le trop autoritaire est rejeté et le trop peu aussi s’il fait la part belle au dialogue.

Il n’est pas le copain de son fils, et pourtant rien ne lui interdit d’être son compagnon de jeu, selon des limites dont le père est le seul maître.

Pourrait-on décrire ce déséquilibre permanent comme un processus d’oscillation entre des comportements-repoussoirs toujours négociés : faire preuve d’autorité sans être autoritaire, proche mais pas trop, présent mais nécessairement absent pour raison professionnelle, dialoguant et intervenant sans être omniprésent. On constate dans les études portant sur la répartition des rôles du père et de la mère que cette dernière a, en propre, plusieurs activités et que pour la plupart des autres, il y a chevauchement (Tort, op. cit. p. 196), d’où cette nécessité de négocier. Cette exigence de négociation rejoint celle déjà évoquée dans les rapports de couple et se complexifient lorsqu’il faut négocier non seulement avec son épouse et ses enfants mais aussi avec son ex-épouse et ses propres enfants.

Exit le Père, voici les pères.

Reste-il un modèle ? Ou une sorte de patchwork ?

Et l’enfant ? Sa place nouvelle est sans doute l’un des changements majeurs de notre période.