2.3.8. Le contexte culturel du couple.

Les facteurs culturels sont loin d’être négligeables : l’enquête ENVEFF note que « les femmes immigrées d’origine étrangère (à l’exception des italo-ibériques) sont plus fréquemment que les autres en situation de violences conjugales. Les femmes du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne déclarent deux fois plus de harcèlement psychologique que les autres femmes… Pour les femmes issues de l’immigration… de parents marocains ou algériens, l’indicateur global de violences conjugales est doublé. Ce taux élevé est dû principalement aux situations de violences « gravissimes » ». (op. cit. p. 16).

Selon Hammouche (2008), le contexte culturel, dans certaines situations, joue un rôle d’amplification des violences conjugales. Ce rôle d’amplification doit être conçu non pas seulement comme une simple assimilation, mais comme un mixage original d’éléments culturels, un métissage identitaire. Pour prendre une autre image ce serait une re-composition artistique utilisant un paysage ancien et préfigurant un paysage nouveau et inconnu de l’artiste lui-même. Il nous semble, à ce propos, que le concept de Communalisation (Hammouche, 2007) entendu selon Neyrand (2008) comme « une dynamique et l’horizon d’une communauté en construction et toujours inachevée,13 jamais définitivement instaurée. » (p. 127) est tout à fait opportun.

Nous avons noté dans les données statistiques des violences conjugales que celles-ci concernaient de façon marquée, si l’on peut dire, une population de jeunes femmes d’origine maghrébine.

Voyons en quoi consiste ce processus culturel amplificateur. Notons tout d’abord qu’il prend forme sur fond d’évolution du couple, de la famille, de la parentalité et de la paternité, évolution décrite précédemment. L’insécurité de l’immigration, sa nécessaire recherche d’adaptation identitaire (Lahire, 2002), viennent s’ajouter au contexte actuel des couples français pris dans une négociation de la place de chacun. La culture du dedans et la culture du dehors peuvent entrer en conflit dans un processus interculturel interne.

Hammouche (op. cit.) constate tout d’abord que les hommes appartenant à une famille d’origine maghrébine dans un contexte général de chômage « n’occupent plus une position « d’interface » entre l’espace domestique et l’espace social du quartier et doivent, sans doute plus que les femmes, composer en termes de rôle et de gestion de l’autorité » (p. 117).

Les deux partenaires perçoivent l’avenir comme incertain, incertitude qui tend à redéfinir l’espace social au bénéfice du rééquilibrage des statuts des hommes et des femmes. En effet, le modèle relationnel de la famille française telle que nous l’avons décrit plus haut à propos des analyses de Tort (op. cit.) et que Neyrand développe aussi (2004), vient s’imposer, ou du moins fortement influencer la famille immigrée. Les rôles traditionnels sont bousculés, voire remis en cause, obligeant à des improvisations de rôles, faute de références sociales et de repères connus : « Celui de père, comme celui de mère, ne sont plus « donnés », c'est-à-dire adossés à des normes et à des règles indiscutées, mais à construire. Chacun doit motiver ses actes, les positions ne vont plus de soi et, au sein du couple comme entre parents et enfants, le regard critique a acquis droit de cité. La nécessité d’expliciter disqualifie ceux qui ne sont pas préparés à cet exercice, ce qui est particulièrement le cas des pères. » (Hammouche, op. cit. p. 119). Cette remarque s’applique dans un sens non restrictif aux hommes, qu’ils soient d’origine maghrébine ou non.

Cette nécessité d’expliciter était illustrée lors d’un entretien avec un homme nommé Farad, auteur de violences conjugales répétées, qui lorsque son épouse, d’origine maghrébine comme lui, le quitta à cause de ses violences, prit conscience qu’il fallait qu’il change, que son caractère autoritaire « de jeune de banlieue » n’était plus adapté à la vie conjugale. Il me disait qu’il en avait parlé autour de lui. L’un de ses amis lui avait dit : « Il faut que pour un Non, tu dises un Oui, tu ne peux pas toujours dire Non». Ce simple principe l’avait amené à négocier régulièrement des Oui qui étaient autant de souhaits ou de conditions de sa femme. Il avait pris conscience des difficultés (et aussi de l’intérêt) d’une relation plus égalitaire car maintenant il devait justifier ses Non comme aussi justifier ses Oui.

Dans cette improvisation incertaine des rôles et des fonctions s’affrontent les conceptions, valeurs et traditions du pays d’origine avec celles du pays d’accueil. D’un côté, la tradition14, de l’autre la modernité. Par exemple, se confrontent des valeurs matrimoniales différentes, le libre choix du partenaire prédomine en France, tandis que le mariage dans la famille élargie ou dans le groupe d’appartenance – parfois sous la forme du mariage planifié pour reprendre une expression tirée des recherches d’Hammouche - demeure la référence normative pour nombre de parents maghrébins, comme une exigence, consciente ou non d’homogamie sociale et culturelle.

Cet affrontement à propos duquel Arezki (2002) évoque les termes de dystonies culturelles, existe aussi dans le pays d’origine, ici l’Algérie.

Arezki et Hammouche soulignent l’importance de ce conflit intra-personnel qui devient interpersonnel et peut se projeter sur l’extérieur et notamment sur le couple et la famille (C. Di et M.R Moro, 2008). Trois postures sont possibles pour les immigrés : « Se replier sur une origine empreinte de nostalgie, tendre à l’assimilation par identification au majoritaire, articuler les éléments issus des différentes cultures. » (C. Di et M.R. Moro, op. cit., p. 20). Parfois on retrouve ces modalités adaptatives présentes toutes ensemble.

L’homme, par loyauté vis-à-vis de sa culture d’origine, peut être amené à reproduire des comportements patriarcaux. Il va accuser son épouse de transgresser les lois de la tradition sans avoir conscience que lui-même est traversé par l’ambivalence ou la contradiction. Il va rejeter sur elle la responsabilité d’une situation qui le dépasse, mêlant confusément infidélité culturelle et infidélité conjugale. Retranché derrière une vision traditionaliste de la femme, il va l’accuser de tous les maux dès que celle-ci montrera une volonté d’autonomie ou d’indépendance. Il accusera aussi la société française de laxisme et aura des difficultés à comprendre à la fois ce laxisme des mœurs et la sévérité du Tribunal le jugeant pour des faits de violences conjugales à ses yeux légitimes. Il n’hésitera pas à profiter de ce laxisme en menant une vie affective débridée autorisée par sa toute-puissance masculine.

L’effort du couple – parfois interrompu par la séparation – consiste parfois dans la co-construction d’une recomposition identitaire composite. L’identité ne peut être comprise que comme une dynamique évolutive « des contenus de représentations de ce que l’on est, de ce que l’on devrait être et de ce que l’on voudrait être, dans la durée, l’espace et les diverses circonstances sociale. Les fonctions de l’identité sont donc ontologiques, puisqu’elles concernent le sens de l’être, et elles sont instrumentales, dans la mesure où elles fournissent à l’acteur les moyens de s’adapter au monde » (Vinsonneau, 2002, p. 4).

Il ne s’agit pas ici de faire du concept d’identité un concept mou, sans tenue, trop empreint de fluidité – ce que craint R. Brubaker (2001). Pour notre part, identité s’oppose à particularité et à ses attributs. L’identité peut être conçue comme un ensemble de similitudes et de différences. L’identité peut être entendue comme un processus d’individualité ou invoquée pour « désigner quelque chose de supposément profond, fondamental, constant ou fondateur 15  » (Brubaker, op. cit. p. 72). Malgré son caractère ambigu, le terme d’identité qui signifie aussi peu qu’il peut signifier trop, est nécessaire à notre analyse. Une conception forte insistera sur la permanence à travers le temps et les personnes, une conception dynamique mettra en avant le processus de découverte ou la fluidité de ce processus.

Qualifier cet effet d’amplificateur s’avère particulièrement juste dans la mesure où la spécificité culturelle s’intègre de façon synergique – sous la forme d’une interculturation - à un mouvement plus vaste et plus profond d’évolution. Tout contact avec la culture du pays d’accueil déstabilise l’immigrant : est-ce dans un réflexe de protection et de fidélité à la culture d’origine que les pères, que les hommes maghrébins restent en retrait ? Est-ce aussi parce qu’ils perçoivent que les repères de la culture d’avant ne fonctionnent plus pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui ? Ces repères seront d’autant plus valorisés qu’ils constituent les seuls marqueurs identitaires, même s’ils ont disparus de la société d’origine…

Marteaux (2002) propose cette même hypothèse pour expliquer les comportements déviants des jeunes immigrés de la deuxième génération : ces comportements leur permettent de faire vivre leur entourage grâce à leurs délits, tout en leur donnant un statut reconnu. Cette déviance peut aussi être comprise comme une recherche identitaire dramatique, recherche qui n’a pas trouvé le père devant elle, ni autorité, ni modèle réel à emprunter ou à constituer dans un contexte social de précarité.

Autre exemple de conflit culturel : la représentation qu’ont les femmes maghrébines par rapport aux Français d’origine maghrébine est fortement négative (Belhadj, 2003). Ils sont irrespectueux à l’égard des femmes, traditionnels, conservateurs, disent-elles16, dans une enquête réalisée en 1995 et 1996 par entretiens biographiques auprès de 90 jeunes femmes nées en France de parents algériens, âgées de 22 à 36 ans. Elles émettent ces jugements en les justifiant ainsi : « Les hommes d’origine maghrébine ne sont pas pareils avec nous et avec les filles françaises. Ils ne réagissent pas de la même manière. Je les ai vus avec les françaises, ils sont cool… Alors qu’avec nous, il va voir tout de suite sa sœur… Il verra toujours en nous la fille maghrébine qui fait tout à la maison. Il aura du mal à accepter qu’on soit indépendante… » (Belhadj, 2003, p. 11)

Belhadj constate que les filles contestent les normes éducatives familiales tandis que les garçons défendent leurs avantages acquis. Différences assez logiques ! Cette contestation que les filles mènent souvent dans un souci de compromis s’appuie sur un statut professionnel qu’elles ont acquis grâce à leur scolarisation. Ainsi le mariage n’est plus l’unique voie possible pour les filles. Nous retrouvons là une des caractéristiques du travail des femmes, parfois synonyme de précarité lorsqu’il est irrégulier, mais aussi facteur d’autonomie lorsqu’il est stable et permanent.

L’immigration disloque les liens de parenté (Cadart, 2004). Les femmes se trouvent coupées du milieu familial et cette responsabilité lorsqu’elle est individuelle est nouvelle. La monoparentalité comme les situations de rupture sont vécues comme un isolement sévère. Les mères d’origine maghrébines lorsqu’elles sont sans leur famille en France sont plus seules encore que les autres mères. Le nombre en France de personnes vivant seules s’accroît actuellement (Prioux, op. cit.) et cela constitue une tendance démographique importante, tant par son accroissement que par ses conséquences sociales.

La confrontation interculturelle produit donc un effet amplificateur du conflit dans le couple d’origine maghrébine car chacun des partenaires gère de façon spécifique selon les rapports de genre sa propre insertion dans le pays d’accueil.

Si les divergences s’avèrent trop fortes, la confrontation, s’ajoutant à d’autres difficultés notamment de précarité sociale, devient affrontement violent.

Notes
13.

Souligné par G. Neyrand.

14.

Cette bipartition n’est pas aussi radicale. Les études sur l’Algérie notamment montrent une forte évolution des mentalités et des comportements.

15.

Mis en italique par l’auteur.

16.

Bien entendu, il est sans doute difficile d’accepter la généralisation de tels jugements sinon de penser que de tels comportements sont profondément influencés par la situation d’immigration.