3.2. Existe-t-il une crise du masculin ?

L’évolution de la conjugalité où l’homme n’a plus l’unique maîtrise de la fin du couple, où il doit par la négociation et le dialogue trouver sa place et ses rôles, l’évolution de la famille où sa place même de géniteur comme celle de père sont incertaines et à revendiquer, l’évolution de la sexualité où les hommes n’ont plus le contrôle, toutes ces évolutions sont-elles au cœur d’une crise du masculin ?

Le masculin évolue actuellement, mais son évolution ne date pas d’aujourd’hui. O. Roynette, (2002) en tant qu’historienne du XXe siècle dénote un certain nombre d’évolutions marquantes entre 1900 et 1930. Durant cette période, se fabriquent et se réaménagent des stéréotypes masculins, par exemple la puissance vitalisante et active du sperme dans le processus encore mystérieux de la fécondation ou encore la force des humeurs dans le développement de l’homme. L’image de l’homme est celle du contrôle de soi, d’un sens de la mesure. Des valeurs idéales définissent les normes de la virilité. Bientôt cette virilité va s’affronter à la guerre. La participation aux combats va être un critère essentiel dans la distinction des sexes, et aussi leur hiérarchie. En parallèle, les femmes conquièrent une plus grande liberté sexuelle. La guerre de 1914 exalte la figure du héros de la Patrie. Mais cette exaltation va de pair avec l’image du Poilu souffrant et terrassé. Fragilité du combattant. Les soldats reviennent choqués, traumatisés, épuisés. La première guerre mondiale finie, la vie sociale repart. L’apprentissage des rôles masculins et féminins se fait rigoureux, distinguant soigneusement les deux formes d’activité sociale. L’école en est le vecteur. Le travail commence tôt pour les enfants des milieux populaires, après le certificat d’étude. L’introduction précoce dans l’entreprise fournit aux jeunes apprentis non seulement un métier où les anciens transmettent leur savoir, mais aussi l’apprentissage de rôles masculins (Courage, force physique, puissance sexuelle…). Le tout est aidé par une consommation d’alcool significative !

Le début du XXe siècle a vu naître certaines évolutions dans le domaine de la condition masculine et de la famille : alors que les guerres mondiales confrontaient de très nombreuses familles à l’absence du père, quelques lois17 mettaient à mal la toute-puissance paternelle. L’image de l’homme viril et dominateur connaissait quelques reculs.

Les textes actuels que nous lisons sur la crise du masculin nous semblent à côté des enjeux actuels des rapports de genre : en effet la crise du masculin est souvent présentée comme un processus de féminisation des hommes, comme la manifestation d’un rapport de pouvoir qui s’effriterait, un homme désemparé (M. Dorais, 1991), comme une transformation des rôles, alors que les chiffres sont là pour le démontrer, les rapports sociaux de genre ont très peu évolué (C. Bard, 2001). La répartition des tâches quotidiennes, des rôles sociaux, le maintien des inégalités, ces manifestations confirment la stabilité des inégalités au profit des hommes. Alors que la violence est stigmatisée, les rôles sociaux se voient incontestés, renforcés par les médias, et les structures éducatives. Dans le même temps, a contrario (mais est-ce si tranché ?) on affichera de nouveaux profils masculins dont les caractéristiques sont un emprunt aux qualités féminines : douceur, expression émotionnelle, sens de la relation, sens du dialogue, etc… C’est comme si le modèle égalitaire constituait le modèle comportemental voulu par le nouveau mode de production à l’instar de modèle similaire concernant par exemple le personnel des services ou encore les cadres. Tandis que dans le même temps dans le champ de la réalité sociale, c’est le mouvement inverse qui se produisait par la perpétuation des inégalités. Le modèle égalitaire est-il un modèle qui emprunte au féminin et au masculin une partie de chacun : un peu de féminisation pour l’un et un peu de mâle autorité pour l’autre, le tout saupoudré de douceur et de dialogue ? Si un tel modèle égalitaire prenait forme, ferait-il obstacle au système de la domination masculine, bouleverserait-il la hiérarchisation des sexes ? Sans emprunter le terme de mascarade (Houel et al., 2008), nous pensons que ce modèle égalitaire est bien vide pour certains milieux sociaux.

Il n’est pas anodin que le masculin populaire figure au premier rang de cette crise du masculin, comme pour nous rappeler que l’analyse des classes sociales est bien le fondement de la compréhension d’une telle évolution. S’il est probable que le modèle traditionnel (le terme traditionnel est indispensable ici) de domination masculine semble de plus en plus critiqué et rejeté, il n’en reste pas moins que ce modèle laissera place sans doute à d’autres processus de socialisation obéissant tout autant au maintien de relations sociales de domination.

Exit le Père, exit l’Homme…

Il est sans doute là encore deux façons différentes de présenter la crise du masculin : l’une de type essentialiste, l’homme en tant que concept générique abstrait, et l’autre de type différentialiste, les hommes comme autant de silhouettes gesticulant, comme autant de réalités sociales concrètes multiples.

L’Homme, c’est l’homme moderne qui permet de faire vendre, il a sa mode, ses objets, ses journaux, ses loisirs, sa façon d’être. Il est une image et une manne pour les marchands du Temple capitaliste. L’homme moderne est pour l’égalité des sexes, l’autonomie de sa compagne et de ses enfants. N’étant plus seul pourvoyeur de ressources, il doit aussi être pourvoyeur de douceur, d’affection. Renonce-t-il à ses positions de privilège ? Abandonne-t-il sa suprématie devant les nombreuses poussées féministes ? Même la psychanalyse vient au secours du masculin en difficulté, par son positionnement essentialiste, lorsqu’elle utilise sans cesse concepts génériques et représentations mythiques à vocation universelle (Tort, 2004). Sans contester la valeur heuristique de certains concepts psychanalytiques, Neyrand affirmera, rejoignant la thèse de R. Castel sur le P sychanalysme et confortant les thèses d’Elias, que « …la psychanalyse peut être vue comme la théorie la plus aboutie de l’ordre familial bourgeois, participant à la pérennisation de cet ordre en permettant d’en réguler les dysfonctionnements les plus problématiques et de fournir les cadres théoriques du passage de la disciplinarisation à l’intériorisation des normes ». (2004, p. 4)

La psychanalyse comme tout autre discours ne peut échapper à sa propre historicité.

Mais l’homme moderne est-il représentatif des hommes concrets ?

Est-il la synthèse de ces hommes ?

Peut-on faire l’impasse sur les conditions socio-historiques qui ont amené son apparition ? Certes non.

C’est la position de M. Hazan (2009) qui décline dans son article les principales manifestations et évolutions historiques qui ont conduit à la déstabilisation du masculin. Même si les termes de condition masculine – termes qui rappellent ceux de condition humaine - restent de nature essentialiste car il n’est pas une seule condition masculine, l’approche de M. Hazan en citant Bourdieu et les psychanalystes tente une synthèse où convergent la remise en cause de la domination des hommes et la figure d’un homme nouveau. Cependant, elle est conduite à montrer que cette condition masculine est fortement influencée par les facteurs sociaux et culturels : « Quelquefois la mâle affirmation se repère du côté de la différence culturelle, où elle peut se manifester comme la haine des femmes, destructrice aussi pour les hommes. Ce sont les sociétés plus traditionnelles, ou méditerranéennes, où des hommes se replient sur cette virilité mortifère, désespérée et sans concession. » (Hazan, op. cit. p. 88)

Dans leur travail de recherche identitaire, les sexes ne sont pas symétriques (P. Molinier, 2004) : « Les hommes sont reconnus comme des hommes par ce qu’ils font 18 , tandis que les femmes sont reconnues comme des femmes pour ce qu’elles sont 19 . » (p. 25)

C’est ainsi reconnaître que les conditions sociales et culturelles, comme on l’a vu plus haut pour le couple, influent de façon déterminante sur les représentations de genre. Les hommes sont en crise, certains davantage, d’autres beaucoup moins, d’autres enfin, pas du tout.

Les spécificités des situations conjugales amènent Neyrand à proposer une analyse différenciée en termes de « pouvoir social global, éminemment politique, et des micro-pouvoirs relatifs à la prise de la vie quotidienne dans le jeu des rapports sociaux institués », (op. cit. p.5) rejoignant en cela les recherches de J-C. Kaufmann (1992, 1993, 2004, 2005, 2006).

La crise du masculin n’a pas pour pendant la crise du féminin : la raison essentielle est certainement l’absence pour les hommes d’une vue cohérente de leur propre intérêt et devenir social. Alors que pour les femmes se sont mises en œuvre, à leur initiative, ce que H. Arendt (1998) nomme des médiations collectives, de tels lieux n’existent pas pour les hommes. Ainsi les effets d’une crise sont-ils plus importants quand les valeurs et les normes ne sont plus perçues comme des entités « transcendantes » (Dubet & Martuccelli, 1998) mais comme des choix individuels laissés au libre arbitre de chacun.

Salarié incertain, époux incertain, père incertain, hommes d’incertitudes !

L’enjeu de cette crise qui se décline en autant de champs est d’ordre symbolique et identitaire. Le danger serait de limiter cet enjeu au champ des relations et des modes d’être ensemble. Et si la rugosité des relations était l’autre versant de cette souffrance sociale ?

Tous les hommes ne connaissent pas cette crise de façon identique et dans les mêmes conditions. Devant la mésentente et la violence conjugale, tous les hommes ne sont pas identiques. Certains n’auront pas, et c’est l’immense majorité des participants de nos groupes, les capacités de parole, de distance et de recul pour faire face au conflit conjugal, d’autres, comme ce médecin, esquivent le poids de la situation, élégamment – avec subjonctifs et accès de compréhension - dans une lettre qu’il nous a adressée sur son papier d’ordonnances :

‘« Ce n’est pas une petite gifle (même si condamnable et inadmissible …) en 34 ans de mariage où mon épouse a été trop gâtée (je peux fournir des centaines de témoignages) qui fait de moi une brute puisque c’est la première de ma vie même avec les enfants. Il est normal que vous fassiez un suivi, mais étant donné le divorce en cours il n’y aura plus de provocation (contre ma nature profonde de gentillesse). Ce qui me fait mal aussi c’est de passer pour ce que je ne suis absolument pas (souligné par lui.) ».’

Les mots viennent, les arguments, les excuses : les violences conjugales reconstituent les différences culturelles et sociales car nombre de mis en cause orientés par le Parquet sur notre dispositif sont dans l’incapacité de développer de telles argumentations. Sans doute une telle lettre (et de plus sur ordonnance !) a-t-elle un effet différent sur un Procureur qu’une lettre aux multiples fautes de français et d’orthographe !

Ainsi coexistent des modèles contradictoires du masculin.

Nous voudrions à ce point de notre réflexion faire un constat. Si les femmes, grâce au vaste et durable mouvement féministe se sont longuement penchées sur leur propre identité, ont défini leur histoire, ont précisé leur place sociale, familiale, les hommes n’ont pas réalisé une semblable réflexion collective. La remise en cause du patriarcat et de la domination semble davantage être le fait d’individus que la résultante de collectifs.

Pour notre part, nous pensons que chacun de ces modèles du masculin constitue un construit social destiné – c’est la fonction de l’idéologie – à fournir une identité différenciée de genre suivant l’appartenance sociale tout en maintenant les conditions d’un pouvoir masculin dissimulé. Si nous comparons les deux modèles masculins actuels, nous constatons les oppositions de ces modèles, l’un traditionnel, l’autre moderne.

Tableau 8 – Modèle traditionnel et modèle moderne du masculin.
Modèle traditionnel Modèle moderne
Le Fort Le Doux
L’Insensible Le Sensible
Le chef L’animateur
Le dominant Le dialoguant
Le protecteur Le fragile
La peur du féminin L’acceptation du féminin
La rétention émotionnelle L’expressivité émotionnelle

Source : construit par l’auteur.

Comme le résume O. Péretié (op. cit., 2004) : « Les hiérarchies horizontales, la persuasion et la négociation, la communication triomphante, l’expression des émotions, la sensibilité, la douceur, les sentiments, l’amour nécessaire à la réussite d’une vie, la séduction, l’apparence et la performance… toutes ces valeurs et bien d’autres du même tonneau avaient pris le pas sur le commandement, l’autorité, le chef, et la virile compétition » (p. 11)

Le modèle traditionnel est associé à un vécu anxiogène, à l’adoption de comportements à risque. Le mal-être a un genre (Cousteaux et Pan Ké Shon, 2008) : les hommes se suicident plus que les femmes (Debout, 2002), sont davantage dépendants de l’alcool et de la drogue, sont plus violents, transgressent davantage la loi.

La virilité traditionnelle a ses assignations sociales et aussi ses handicaps : handicap de l’expressivité, de l’émotionnalité, de l’empathie.

Ainsi Guionnet et Neveu (2004) ordonnent les facteurs des « désenchantements du masculin » autour de trois données :

  • Le chômage de masse et la fragilité de l’emploi (Castel, 2003) mettant en cause la position nourricière de l'homme dans le ménage.
  • L’intégration des valeurs et images masculines dans le domaine marchand.
  • Et enfin le développement de représentations négatives du masculin : l’agressivité, la froideur, l’impuissance à communiquer – comme le montre le tableau précédent - deviennent des désavantages plutôt que des valeurs modèles.

Un ensemble de comportements masculins sont aujourd’hui dévalorisés, déqualifiés, tandis que d’autres liés à la féminisation sont valorisés. Mosse (1999) souligne que le rapport masculin à la violence est rompu par les effets des grandes guerres dont les rescapés ne sont plus considérés comme des héros mais plutôt des victimes.

Dans un dossier intitulé « Où vont les hommes ? », Philippe Muray, écrivain (cité par Péretié, op. cit., 2004) constate dans un réquisitoire empreint de réalité que « l’homme n’a de futur que dans la repentance… On ne saurait trop lui conseiller de présenter sans cesse, à tous les coins de rue, ses excuses inconditionnelles pour maltraitance, guerres, œuvres d’art traumatisantes, conduite en état d’ivresse, homophobie, érection de pyramides, invention de mythes, corridas, littérature, harcèlement, recherche de la signification de l’existence ». On ne saurait mieux lister les quelques accusations et reproches qui pèsent sur le masculin !

Le modèle moderne ne serait-il qu’une adaptation nouvelle – nouvelle et trompeuse ?- du masculin aux exigences du modèle dit égalitaire ?

La domination masculine avance masquée en permanence. Elle prend le masque du masculin en crise, crise présentée comme individuelle, crise d’une gestion de soi, de ses émotions, de ses actes. Est-il étonnant que certains programmes, notamment anglo-saxons et québécois, développent des contenus exclusivement centrés sur la gestion des émotions et fassent du contrôle de soi l’objectif essentiel ? Lorsque le masculin aura acquis ces habiletés, ces compétences, pensons-nous que la domination masculine aura disparu ?

L’analyse formulée par Elias et confirmée par R. Castel (2008) constate « l’avènement de stratégies inédites de traitement des problèmes sociaux à partir de la gestion des particularités de l’individu ».(cité par Théry, 1993, p. 11). Cette réflexion nous amène à une analyse plus globale que l’on retrouve chez les théoriciens notamment de la sociologie clinique (V. de Gaulejac, 1999). Le sujet (Kaufmann parlerait d’Ego) serait-il plus violent en se sentant plus isolé, plus menacé, portant sur de frêles épaules le pan entier de situations insupportables, que ce soit un conflit conjugal, professionnel ou autre mal être ? Relativisons cet isolement et cette menace quand l’on sait que la grande majorité des familles monoparentales sont assurées par une femme, quand 80 % des travailleurs pauvres sont des femmes (Maruani, 2000).

Le père comme l’homme ne détient plus l’autorité patriarcale, constate-t-on de tout côté, en fait la Révolution française et la révolution industrielle furent les premières à jeter à bas l’ossature de l’autorité patriarcale. M. Cornaton (2001) en fait l’historique. L’autorité ne découlera que du pouvoir économique. Dans un premier temps, l’autorité traditionnelle se maintiendra. Progressivement, l’autorité masculine perd de ses caractéristiques au profit d’une autorité partagée : la légitimité lui est contestée car la communauté nationale en décide par ses lois, l’autorité n’est plus reconnue comme appartenant à un sexe dont l’autre serait ignorant. Avec les désenchantements du monde, l’autorité a perdu ses aspects mystérieux et irrationnels pour s’individualiser. Aujourd’hui on possède ou non de l’autorité. Cette qualité devra être reconnue à son tour et faire consensus. La crise de l’autorité n’est pas celle du masculin, elle est celle de la culture et des processus de socialisation.

Cornaton (op. cit.) remarque de façon pertinente que la force laisse de plus en plus la place à la manipulation. La violence d’hier est remplacée par des moyens subtils de pression et de persuasion. Si ces derniers ne fonctionnent pas, le pouvoir apparaît dans sa vraie nature et dès lors le seul recours devient la force publique. Harcèlement psychologique, violences verbales sont fréquents. La société disciplinaire, aidée d’experts de la relation, se double de moyens nouveaux de régulation.

Assisterait-on à une évolution des rapports entre hommes et femmes au vu de ces multiples violences conjugales dont l’interprétation possible est la réaction de l’homme éprouvant un sentiment de menace par la femme ?

Cette évolution est perçue dans deux directions opposées suivant la littérature : un processus non linéaire et non complètement réalisé mais constant, vers l’égalité des sexes, ou un processus d’affrontement des sexes. C’est la thèse défendue par I. Foyentin : « Il faut nous attendre, je crois, à des conflits beaucoup plus violents entre les sexes…Comment rendre compte de cette évolution du rapport entre les sexes ? Il est évident que ces nouvelles modalités plus brutales dans le registre social sont à mettre au compte du déclin de la logique patriarcale et de son corrélat : l’instrumentalisation des individus désormais globale et générale portée par le discours capitaliste. »(2005, p. 109). La logique patriarcale traditionnelle ne connaît que deux postures : soit dominant, soit dominé. Est-ce si étonnant d’entendre certains hommes en perte totale de repères refuser la position de dominé, position dont ils entrevoient qu’elle sera la leur inévitablement par leur exclusion de la position de dominant ?

Les données statistiques citées plus haut ne confirment pas la thèse de Foyentin. Par contre, l’accentuation de la rugosité des relations de couple paraît acquise.

En fait parler d’égalité des sexes – même comme un processus – peut occulter l’état des rapports de force en présence.

Neyrand, analysant ces rapports de force, montre l’importance du pouvoir maternel reposant sur l’attachement particulier reliant les enfants à leur mère, attachement amenant la Justice à confier à cette dernière la garde des enfants. De plus, ajoute-il, « il ne faudrait pas réduire l’expression d’un pouvoir subjectif, passant par l’intermédiaire du jeu relationnel entre individus, à la seule dimension parentale et la valorisation plus ou moins accentuée de la position maternelle, le pouvoir relationnel s’exprime aussi dans les autres relations affectives, notamment dans les relations amoureuses, en mettant à certaines étapes du processus amoureux les femmes dans une position privilégiée » (op. cit. p. 6). En dehors du pouvoir maternel, Neyrand dégage deux autres points de résistance à l’égalitarisme. Ces points de résistance sont « l’attachement populaire à la différenciation sexuée des places familiales… et la préservation d’une autorité parentale inscrite dans la différence des positions générationnelles. » (op. cit. p. 9). Ce qui est refusé est tout autant le déni de la différence des sexes que les différences générationnelles. Continuant son analyse, Neyrand met en évidence l’attachement des milieux populaires au modèle familial patriarcal républicain reposant sur l’affirmation des différences de rôles entre les hommes et les femmes.

Désemparé, sans repères stables, critiqué, désenchanté, l’homme (les hommes…) ressent de la part de sa compagne une lutte pour la place, cette place qu’il souhaite, que les générations précédentes lui ont réservé. Face à l’altérité féminine, l’homme a peur. C’est la thèse que défend J. Cournut (2001). L’homme aurait peur de la femme car le schéma traditionnel des relations des sexes s’effriterait. J. Cournut développe ainsi les raisons de cette peur masculine :

  • Parce qu’ils ont eu peur de leur mère, « une mère archaïque terrifiante » (Perron, 2003, p. 1060).
  • Parce que les femmes incarnent une sexualité animale et sauvage, et aussi la peur d’une pulsion interne débridée.
  • Parce qu’ils craignent de ne pouvoir les satisfaire et qu’elles se vengent. Elles incarnent la mort et le diable.
  • Parce qu’ils persécutent leur propre féminité interne constituée de passivité et de jouissance passive.

La peur de la femme, c’est la peur de la différence, de l’altérité selon le psychanalyste J. Cournut, c’est aussi la peur de la non-différence qui risque d’engloutir jusqu’à la mort. La différence, c’est la différence des sexes. Le pouvoir maternel mis en évidence par Neyrand est au cœur de la différence des sexes. Héritier en fait un pouvoir exorbitant et la raison de l’appropriation des femmes par les hommes. Celles-ci auraient bien des raisons d’avoir peur de leurs congénères masculins, mais Cournut n’exploite pas cette piste : est-ce parce qu’il est homme ? Serait-ce plus subtilement parce que cette affirmation lui est inutile. Sa démonstration s’arrête à la peur de l’Autre. L’Autre c’est le représentant de l’humanité, représentant asexué. Ne commence-t-il pas avec l’histoire d’Adam et d’Eve, ces êtres génériques de l’origine ? Nous sommes davantage dans le mythique que dans le psychologique. Les ombres de la Caverne passent et repassent. Le mythe a cette fonction d’occulter le réel, le réel de la différence des sexes dans laquelle le dominant n’a pas peur de sa domination.

Cournut ne cherche-t-il pas à résoudre cette contradiction : si les hommes ont peur comment peuvent-ils être dominateurs ? Il répond qu’ils sont dominateurs pour vaincre leur peur. Si la réponse a une certaine validité dans le champ des violences conjugales, on ne peut s’en satisfaire totalement. Ne faut-il pas évoquer aussi les conditions de vie, les positionnements sociaux qui sont des facteurs importants ?

Les hommes cherchent à reconstituer leur cohérence, « cohérence qui trouve ses repères dans le passé, les rôles anciens confortablement installés dans la domination masculine et, encore plus profondément en soi, dans l’héritage animal dont l’homme n’est toujours pas défait… Au cœur de la crise, frapper est une soudaine simplification de la vie, une décharge libératrice créant l’illusion d’adhérer enfin à soi. » (Kaufmann, 2004, p. 208). Aux dires des auteurs de violences conjugales que nous avons écoutés, nous ne sommes pas sûrs que la violence leur permette, même de façon illusoire, de progresser dans cette quête identitaire…

Cependant, cette idée Kaufmannienne de l’adhésion à soi, dans une volonté de recherche identitaire n’est pas sans intérêt : d’un côté, presque en fond de perspective, l’architecture de la domination masculine, et là sur une chaise les habits du masculin moderne, l’homme regarde cette formidable architecture, dressée depuis des siècles, il en perçoit aussi la fragilité. Il essaie les habits, certains sont trop petits, d’autres trop grands. Il sent ce décalage entre la grandeur de l’histoire et le dérisoire vêtement qui lui est aujourd’hui réservé. A la recherche de soi, il cherche son regard.

On pourrait arriver à cette hypothèse que l’émergence constante, à défaut d’être grandissante, des violences conjugales correspondrait, de façon conjoncturelle, à une phase transitoire de métamorphose du masculin et de ses rapports avec le féminin. Phase transitoire car cette métamorphose est déterminée par les conditions économiques. Le respect mutuel, comme le contrôle de soi ou encore la gestion des émotions, n’empêcheront certainement pas le maintien de la domination masculine.

Pour effectuer cette métamorphose, la société recourt à deux ensembles de pratiques dont G. Canguilhem redoutait qu’elles se rejoignissent devant la Préfecture de Police de Paris, le Judiciaire et le Psychologique.

I. Théry (2007) au nom de ce maintien et de l’image profondément dévalorisée de la femme victime, viendra interroger à son tour ce paradigme de la domination masculine : n’est-il pas des situations où la femme est dominante ? Les auteurs de violences ne seraient-ils pas en fait de faibles dominateurs ? Des dominateurs par faiblesse ou par désarroi ?

La violence du désarroi !

Les conditions économiques ne peuvent-elles pas amener à terme un retournement des rôles sexués de domination ? Rien n’empêche de l’imaginer, sauf à penser que ce peut être un fantasme masculin et un retour de la peur de la mère archaïque !

En résumé, notre argumentation vise à situer l’action de prévention de la répétition des violences conjugales que nous menons dans un contexte global anthropologique et sociologique de domination masculine. Ce contexte sous la pression de l’histoire et des conditions économiques évolue et réclame de nouveaux patterns comportementaux de la part du masculin pour la pax familia ; une action sociale à double facette se fait jour, maniant tout à la fois le bâton de la répression et le sourire empathique de l’accompagnement psychologique. Nous sommes persuadé au terme de cette analyse que la crise du masculin est une réalité importante de souffrances, cependant les tentatives de solution sont dérisoires à côté de l’enjeu qui est l’égalité des sexes.

Il est des questions dont la réponse n’est pas pensable à un moment donné, mais qui pourront l’être selon d’autres conditions.

Acteurs principaux des violences conjugales, les hommes violents sont actuellement sur le devant de la scène médiatique. Qui sont-ils ? Et d’abord, ne faut-il pas leur donner un nom ? Pour comprendre et prévenir…

Notes
17.

La loi de 1889 sur la déchéance paternelle, et la loi de 1935 qui supprime la correction paternelle.

18.

Mis en italique par l’auteur.

19.

Mis en italique par l’auteur.