3.4.1. La violence du désarroi.

‘« C’est vrai, je l’ai frappée, je voulais qu’elle arrête de faire l’homme. »
Serge, lors d’un groupe en 2004.’

Les questions posées par cet abord de la dynamique intrapsychique des auteurs de violences conjugales sont les suivantes : le fait de frapper sa conjointe est-il symptôme ou signe d’une psychopathologie ? Avons-nous affaire, comme les récits des victimes l’induisent, à des personnalités particulières ? Voire à des monstres n’hésitant à rouer de coups, à casser, à défigurer, à tuer ? Est-il possible de concilier cette représentation avec celle extraite des groupes d’auteurs où nous avons rencontré des personnalités ordinaires, certes malhabiles devant le féminin, avares de paroles, marquées par leur passé infantile et adolescent, mais en de rares cas pervers ou psychotiques.

Devant les récits des victimes, comment accepter l’affirmation de J. Cournut que les hommes aient peur des femmes : « Peur et défiance : parce qu’elles incarnent la sexualité sauvage, débridée, mais aussi parce qu’elles incarnent la passivité pénétrée, c’est-à-dire dans les deux cas la dévoration d’énergie mâle ; crainte que l’on retrouve dans trois autres attendus : parce qu’ils ont peur de ne pouvoir les satisfaire, parce qu’ils craignent leur jouissance, parce qu’ils pensent qu’elles désirent leur pénis. A cela s’ajoutent les doutes classiques sur la fidélité et la paternité » (2001, p. 59).

Ailleurs F. Héritier décrit ainsi ces violences qui « déchaînent et font surgir dans le réel (souligné par l’auteur) des processus qui ne peuvent être complètement symbolisés, ceux qu’en langage freudien, on décrirait comme primaires ou préœdipiens. »(1996, p. 84)

Pour Broué et Guèvremont, ce sont les perceptions internes qui déclenchent l’acte de violence : « La colère et la violence sont souvent déclenchées par le sentiment d’une exigence exprimée ou signifiée par un autre et qui est perçu par l’individu comme étant trop. L’individu faisant face à une impossibilité de se représenter ce qui est trop on assiste au déclenchement de la colère et de la violence. Incapable de tolérer que son désir immédiat soit nié par l’autre, l’individu veut se montrer tout-puissant. La colère et la violence sont aussi le refus d’entendre la parole de l’autre ; l’individu reste alors emprisonné dans un processus de rationalisation où l’autre est la cause de son mal-être. La colère et la violence révèlent un processus de projection que l’individu ne se réapproprie pas. Il perçoit chez l’autre quelque chose qui est en fait à l’intérieur de lui et qu’il ne peut tolérer. S’attaquant à l’autre, il cherche ainsi à se débarrasser de la tension interne. » (1999, p. 47). On retrouve ici la théorie du contenant analysée par Kuenzli-Monard (2001) dans son panorama des causes de violence.

Continuant l’image du trop, Welzer-Lang décrit ce que manifestent nombre d’auteurs de violence : «  Les hommes violents ne parlent pas, ou du moins ne parlent pas d’eux et de ce qu’ils vivent. Certains agissements de leurs proches ne leur plaisent pas. Ils ne sont pas jugés conformes avec leurs projets ou leurs désirs. Les hommes en éprouvent une insatisfaction qu’ils gardent en eux, surtout au début de la vie de couple, quand ils n’osent pas encore exprimer leurs colères. Les insatisfactions, les rancunes et les griefs s’ajoutent au fur et à mesure, puis s’accumulent jusqu’à arriver à un trop-plein (souligné par nous). Les métaphores sont nombreuses quand les hommes expliquent ce trop-plein : la goutte qui fait déborder le vase ... Arrive le second stade du cycle : les coups » (1992, p. 89).

L’accumulation des rancunes et des insatisfactions va de pair avec un comportement d’évitement. Tous les participants des groupes décrivent le processus qui aboutit aux violences comme le lent remplissage d’un vase qui finit par déborder. L’auteur de violences accumule reproches, critiques, remarques, sans discuter. La besace du négatif se remplit petit à petit, puis c’est l’explosion, les cris, les coups. « Il ne sait pas discuter, il crie ! » disent leurs conjointes.

Dans un entretien individuel réalisé dans notre service à l’Hôpital au cours de notre travail quotidien en 2005, un homme qui avait conscience de sa violence et que son entourage encourageait à consulter, racontait que sa violence se déclenchait au moment où, père de famille, faisant une réprimande à sa fille, il « sentait » qu’elle se moquait de ses injonctions. Cela le mettait dans une rage folle et il s’en prenait à sa femme. Sa propre fille ne « respectait » pas l’image de son autorité masculine. Il se sentait vide, inutile, inexistant. Que lui restait-il ? Lui qui cherchait du travail et qui avait fait plusieurs séjours en prison.

Si les auteurs de violences conjugales ressentent le comportement de leur conjointe comme une menace c’est que, de façon originaire, cette menace est interne, et déjà présente avant tout évènement.

A. Houel et al. (2008) décrit ainsi les menaces internes des hommes meurtriers de leur femme : « Quand ils se sentent menacés, c’est la part haïe de la figure de la mère qui motive leur acte, pour eux comme pour elles… Mais cette incapacité à trouver une autre issue que le meurtre est du même ordre que l’incapacité à penser la séparation de l’homme qui se sent abandonné … On retrouve chez tous, et toutes, ces mêmes vécus archaïques, impossibles à élaborer, et qui infiltrent la vie entière. »(P. 142). Il est intéressant de souligner le vécu partagé tant par l’agresseur que par la victime, vécu archaïque impossible à élaborer.

Broué et Guèvremont, praticiens précurseurs des groupes d’auteurs avec Option depuis 1986, développent cette idée : « L’homme violent agit ainsi non pas à cause du comportement ou des attitudes de sa partenaire, mais parce que quelque chose en lui réagit à ce qu’elle fait. Sa réaction ne dépend pas du comportement ou de l’attitude de sa partenaire, mais de ce que le comportement ou l’attitude de sa partenaire l’amène à revivre de l’expérience du passé. » (1989, p. 15).

Pour L. Daligand, « l’origine de la violence est à rechercher dans l’échec de la structuration du masculin lié à l’enfance du sujet… L’échec de l’identification imaginaire et symbolique au père par le fils est le fondement de l’échec du masculin » (2008, p. 50).

Les actes de violence seraient une suite de l’histoire personnelle de l’individu qui les commet.

Ce centrage sur les facteurs intrapsychiques a été exploré par la thèse de Marie Véronique Labasque (2006) : « Le fonctionnement psychique de ces hommes s’est structuré au cours d’une enfance et d’une adolescence pendant lesquelles les sources de souffrance semblent avoir été nombreuses, les fractures relationnelles fréquentes et le vécu de violences familiales quasiment omniprésent. Il est difficile ici de ne pas faire le lien entre ce vécu infantile et les violences actuelles et entre leur histoire et les modalités de leurs relations d’objet intériorisées. En effet, nous sommes convaincus que l’histoire (familiale et conjugale) de ces hommes est un élément essentiel à prendre en compte pour comprendre la place de la violence dans le fonctionnement psychique ». (P. 272):

Nous avons pu établir que, sur la moitié des groupes réalisés dans le dispositif VIRAGE (soit six groupes sur treize), la moitié des participants assidus (c’est-à-dire ayant assisté au moins à la moitié des séances) présentaient des évènements de souffrance et de fracture relationnelle (maltraitance des parents, divorce des parents, rupture totale avec l’un des parents, fractures familiales etc.). L’histoire familiale rejoint sans doute ici la précarité sociale.

Même si ces évènements ne sont pas le lot de tous les auteurs de violences, une autre caractéristique, la relation de dépendance est visible. Avant le passage à l’acte, le conjoint violent ressent l’absence de l’autre comme intolérable, et en même temps sa présence comme menaçante et dangereuse.

M.V. Labasque (op. cit.) reprend le concept d’oscillation narcissique paradoxale de Caillot et Decherf (1989) pour décrire cette défense contre les sensations ou angoisses alternantes catastrophiques d’union et de séparation. Lors de la phase où le couple va se séparer, l’hésitation des deux partenaires devant la décision fait de cette phase une période très propice à des actes de violence. Nous avons ici une autre facette de ce que l’on a pu appeler le cycle de violence.

La présence d’une détresse psychologique (Begin, 1995) a été constatée. Elle prend la forme chez l’homme d’une profonde tristesse, d’une fragilité et d’un lien de dépendance vis-à-vis de la conjointe, d’un désarroi devant l’avenir, d’une vision temporelle limitée à l’immédiat. Ainsi, de nombreux auteurs évoqués par Broué et Guèvremont indiquent que les auteurs de violence présentent des troubles narcissiques : « Une de leurs manifestations d’agressivité est alors d’attaquerl’estime de soi de l’autre (Grunberger, 1975). Le conjoint violent cherche à réduire l’estime de soi de l’autre afin de diminuer les risques d’être abandonné ou rejeté. » (1999, p. 28).

Pour M.F. Hirigoyen, ce sont « leurs failles narcissiques (une faible estime d’eux-mêmes) qui constituent le soubassement du comportement des hommes violents. Ce sont leur fragilité et leur sentiment d’impuissance intérieure qui les amènent à vouloir contrôler et dominer leur compagne. Ils attendent d’elles, comme un enfant peut l’attendre d’une mère, qu’elles allègent le poids de leurs tensions, qu’elles soulagent leurs angoisses. » (2005, p. 147).

Dans le même sens, Daligand et Gonin (2001) analysent 275 expertises psychodynamiques réalisées en dualité d’experts sur des auteurs d’agressions sexuelles ce qui est sans doute une population différente de celle liée aux violences conjugales. Il s’agit d’actes de viols (140), de viols incestueux (66) et pour le restant des abus sexuels sur mineurs et attentats à la pudeur. Daligand et Gonin indiquent que la moitié des agresseurs (170 sur 272) ont une histoire familiale particulière : absence du père, et pour 100 (100 sur 272) d’entre eux défaillance de la mère. De plus, parmi les pères présents (137 sur 272), 80 % sont décrits comme alcooliques et/ou violents. Les agresseurs viennent majoritairement d’une famille nombreuse : dans ce type de famille, les aînés se révèlent être majoritairement agresseurs. Près du tiers des agresseurs avaient vécu leur enfance en foyer ou en nourrice. Près d’un tiers ont connu une souffrance psychique soignée médicalement. La moitié des expertises concluent à une immaturité du sujet, avec non-accès à l’ordre symbolique et à la relation à l’autre.

Cette caractéristique de défaillance narcissique (Dutton, 1996, Hirigoyen, 2005, Legrand, 2007, Roussillon, 2007, Daligand, 2008) se manifeste par une faible estime de soi.

La violence serait le moyen d’obtenir le silence dans le conflit et de rétablir un moi défaillant en plein désarroi. Comme l’observe aussi Welzer-Lang (2004), il faut souligner la dépendance à la partenaire ainsi qu’un isolement social : « Une de leurs stratégies de survie consiste à nier l’existence même de ces besoins, en cherchant constamment à dominer leur partenaire, de manière à ne pas revivre les expériences de manque du passé, tels l’abandon, le rejet. » (pp. 26 et 27).

Il est intéressant de rapprocher cette défaillance narcissique du concept de déprivation cher à Winnicott. Il définit ainsi cette notion : « Il y a eu une perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et qui lui a été retiré. Ce retrait a dépassé la durée pendant laquelle l’enfant est capable d’en maintenir le souvenir vivant. La définition complète de la déprivation couvre à la fois le précoce et le tardif, à la fois le coup d’aiguille du traumatisme et l’état traumatique durable et aussi ce qui est presque normal et ce qui est indiscutablement anormal ». (1994, p. 150).

Winnicott fait un lien entre la situation de déprivation et ce qu’il nomme « la tendance antisociale ». Nous ne pensons pas qu’il faille généraliser ce diagnostic pour l’ensemble des auteurs de violences conjugales, cependant nous retrouvons dans le récit familial de nombre de participants aux groupes, cet aspect décrit par Winnicott : « A la base de la tendance antisociale se trouve une bonne expérience primitive qui a été perdue. Ce qui la caractérise essentiellement, c’est que l’enfant est devenu capable de percevoir que la cause du malheur réside dans une faillite de l’environnement » (op. cit. p. 156). Peut-on rapprocher ce concept de déprivation de celui d’oscillation ? Ce qui caractériserait cette période de maltraitance serait cette alternance de moments déprivés et de moments suffisamment positifs. Cette alternance ferait naître une insécurité ainsi que l’angoisse de ne pouvoir se défendre contre une situation imprévisible bien que répétée.. La rencontre à l’âge adulte de moments d’abandon, de perte ou simplement de menaces créerait un collapsus avec les évènements du passé.

Ciccone et Ferrant (2008) émettent le même constat : « Dans la théorie de Bowlby, les conduites de caregiving répondent à des « modèles internes opérants ». Ceux-ci se construisent à partir de l’expérience de l’individu, les vécus précoces d’attachement suffisamment sécurisés ou non, retravaillés imaginairement après-coup ». Et cette question : « Que se passe-t-il lorsque les conduites d’attachement ne trouvent aucun écho, ou un écho chaotique du côté du caregiving ?Que se passe-t-il, aussi, quand les conduites de caregiving sont interrompues, ou impossibles à développer, du fait d’évènements traumatiques, d’épisodes dépressifs ? ». La réponse est celle repérée chez nombre de participants. C’est l’insécurité interne, la présence de failles narcissiques. Menacé par un manque de proximité avec l’objet aimé, le sujet ressent toute distance, voulue ou non, comme un abandon. Mais dans le même temps, la peur permanente de ce manque lui fait vouloir éviter une trop grande proximité.

Megargee (cité in Fischer, 1992, p. 45) s’est penché sur les traits caractéristiques des individus violents : il est arrivé à la conclusion, à partir d’observations et d’entretiens nombreux qu’il s’agit en fait d’individus inhibés et renfermés, mais qui, devant des évènements jugés insupportables, exploseraient littéralement.

L’image de l’explosion, ou plus précisément de l’implosion est reprise dans celle de l’acte éruptif qui là aussi laisse penser que l’essentiel de la cause de la violence est non pas la spontanéité des gestes mais le bouillonnement interne qui en est à l’origine.

Recensant la littérature existante sur question de l’influence du divorce et de la séparation des parents dans le vécu infantile, Mucchielli (2001, op. cit.) au vu d’études françaises et anglo-saxonnes, conclut à la prédominance de deux facteurs :

  • L’existence d’un conflit grave intrafamilial,
  • Et l’existence de difficultés socio-économiques.

Le divorce n’aurait un impact négatif sur les enfants du couple que s’il existe un conflit grave au sein d’un contexte économique de précarité sociale.

En résumé, les répercussions d’un vécu passé d’alternance maltraitante, une forte relation de dépendance vis-à-vis d’une mère archaïque et d’une conjointe jamais comblante24, et une défaillance narcissique structurelle sont les trois caractéristiques de la dynamique intrapsychique des auteurs de violences, caractéristiques issues de la littérature.

C’est la violence du désarroi devant une situation qui, pour les partenaires du couple, devient aussi difficile qu’insoluble. Partir est impossible. Rester oui, mais dans quelles conditions ? Il ne supporte pas le départ de sa conjointe et rester devient de plus en plus difficile car la tension s’accroît chaque jour dans des disputes, des malentendus, des a priori incessants.

Dans un tel contexte, quelle signification peut avoir un passage à l’acte violent ? De fait, il introduit l’action de la Police, de la loi. En même temps que son arrestation, s’arrête, au moins pour quelque temps, cette situation invivable. Faut-il interpréter ce passage à l’acte violent comme un moyen pour le conjoint – certains diront pour le couple – de sortir de l’impasse ?

Cette notion d’impasse socio-conjugale pourrait être un des signes précurseurs de la violence. Pour notre part, nous en faisons un concept central dans notre analyse car nous ne pouvons séparer facteurs sociaux et facteurs psychiques. Cette notion d’impasse socio-conjugale comprend plusieurs dimensions : une dimension socio-économique avec le poids des facteurs de précarité et d’instabilité, une dimension dyadique comportant un mode de communication difficile voire impossible au sein du couple, et une dimension intrapsychique avec une problématique narcissique dominante.

Cette notion est à rapprocher de celle de la crise suicidaire (Debout, 2002). Toutes deux font appel à la description d’un processus dont l’issue, pour l’une la violence sur la victime, pour l’autre la violence retournée sur soi, est une recherche parfois désespérée de solution. C’est faute de trouver un moyen de sortir de cette impasse que la violence peut être considérée comme une solution de recours. La tentative de suicide est-elle un recours ? Il y a quelques années la tentative de suicide était considérée comme un appel à l’aide, aujourd’hui elle n’est considérée ni comme comportement de chantage ni comme comportement mineur (Debout, op. cit.). Elle est un acte signifiant, même si la plupart du temps, elle est considérée comme imprévisible.

Faut-il interpréter la phase de violence comme un recours (Balier, 1988) – certes inconscient la plupart du temps – pour sortir de cette impasse ? Non seulement pour sortir de l’impasse, mais aussi pour sortir de ces menaces internes… car il ne faut pas oublier que cette perception d’impasse est renforcée, amplifiée par la dynamique interne de l’individu violent.

Broué et Guèvremont vont en ce sens : «  Lorsque la violence tient lieu de discussions, d’échanges, avoir raison signifie souvent réussir à faire taire l’autre. Le recours à la violence devient vite le moyen d’avoir raison, de se convaincre de son contrôle sur l’autre. ... Prisonnier de la violence, souvent il ne peut s’arrêter que si quelqu’un l’arrête. ». (1999, p. 54).

Il est bien difficile de généraliser cette notion de recours à l’acte. Si elle peut s’avérer éclairante dans certaines situations, pour d’autres et notamment pour une population présentant une structure psychopathologique, cette notion est insuffisante.

L’acte comme toute réalité peut avoir plusieurs sens. Nous allons distinguer ces différents sens.

Notes
24.

Alors que l’attitude de la conjointe est de nature maternelle, dans l’optique d'