1.2. Contenu des sept entretiens.

1.2.1. Sali.

Sali est un jeune homme de 26 ans. Il est Français, d’origine marocaine. Ses parents vivent en Corse. Actuellement il est au chômage, après licenciement, sa profession est ouvrier en mécanique auto. Marié depuis deux ans, il est en cours de divorce. Son ex-épouse est âgée de 29 ans, française d’origine marocaine. Elle a terminé l’Ecole de Police de Fos sur Mer.

Sali nous expose sa situation conjugale : « Ca fait cinq ans qu’on se connaît. Une fois qu’on s’est marié, je ne sais plus ce qui s’est passé, il y a eu des problèmes, et tout, on ne s’entendait pas. ». Disputes, cris, coups, elle appelle la Police systématiquement. Puis ils se séparent. Elle va à Paris où elle vit depuis un an.

Comment a débuté ce processus qui a conduit Sali à la violence ?

Il indique que sa femme l’insulte, lui reproche son ignorance. Il y a des rendez-vous manqués, des attentes déçues.

« Après que je me suis marié, ma femme a changé du jour au lendemain, je n’ai rien compris. ». Sali continue son récit : « Ma femme, elle rentrait quand elle voulait, elle sortait quand elle voulait. Si j’étais à la maison, elle ne me voyait même pas. Moi j’en avais marre. Je n’ai jamais raconté mes problèmes à qui que ce soit, jusqu’au jour où elle a été voir mon frère en se plaignant : « Tu sais, ton frère … ». Il lui a dit « si vous ne vous entendez pas, vous n’avez qu’à divorcer. Au début c’était super entre vous, maintenant que vous êtes mariés … Je ne sais pas ce qui vous arrive, mais il faut divorcer. ». De même, Sali rapporte les propos d’une voisine : « Franchement au début, on ne t’entendait pas, on ne savait pas si tu étais là. ». Réflexion qui laisse entendre que les disputes étaient loin d’être discrètes !

Le récit de Sali confirme que cette période de début est une période-clé pour le devenir du couple. Dans le début du couple, les personnalités se rencontrent, voire s’affrontent. Le poids du culturel est important dans cette rencontre. Ainsi que le souligne J-C. Kaufmann : « L’agacement résulte toujours de la confrontation entre deux références identitaires divergentes. Plus cette confrontation est massive et soudaine, plus la décharge émotionnelle est vive. Elle disparaît ensuite, non par magie, mais dans l’unique mesure où je parvient à se réunifier, d’une manière ou d’une autre. Produit d’une (insupportable) dissonance, l’agacement est intrinsèquement lié à la question identitaire. ». (2008, p. 38).

On ne saurait mieux décrire le processus de confrontation que vit Sali à l’intérieur de lui-même. En effet, pour Sali, l’origine marocaine est permanente et réelle : son éducation, la présence de ses parents, ses valeurs. Même au travail, « j’étais le seul arabe là-bas, parmi trente Français. Toi, tu es différent par rapport aux autres ! ». Sali est attaché à des représentations liées à sa culture et à son éducation d’origine. Sa femme l’est-elle tout autant ? Veut-elle une vie différente de celle voulue par Sali ? Une femme toujours présente au retour de Sali le soir, une femme qui aura préparé le dîner, qui l’accompagne partout. La formation à l’Ecole de Police a eu certainement des effets sur l’épouse de Sali, renforçant l’idée d’indépendance, valorisant des capacités et un sentiment d’autonomie. Peut-être ce sentiment d’autonomie était-il fragile, cela expliquerait la présence de ses sœurs dans le processus de crise ?

Comment s’est passé le moment de crise ?

Le récit de Sali est le suivant : « Le 24 décembre 2005, on était à la maison, c’était un samedi soir. Il y avait mon petit frère de 16 ans qui était venu passé les fêtes, le nouvel an. Je demande à ma femme : « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? » Elle me répond : « Il y a ma sœur qui m’appelée avec une copine à elle, ils sont tous en train de faire la fête. Peut-être, je vais y aller ?… ». Je lui réponds si tu as envie d’y aller vas-y ! Ou alors on va chez mon frère, ou encore on va au restaurant comme d’habitude … Elle me dit : « Non, je ne sais pas, on verra. ». Avec mon petit frère on regardait la télé. Dix minutes après, elle vient me voir et me dit : « J’ai envie d’aller avec mes sœurs ». Je lui dis : « Comment veux-tu qu’on se retrouve et à quelle heure, à la maison ? » Elle me répond : « A 23 heures ! ». J’arrive à la maison à 23 h 30, je trouve ma femme et ses sœurs. Elle avait ramassé toutes ses affaires et tout. Elle me dit : « Je rentre chez mes parents. ». Je lui demande pourquoi. Elle me dit : « Parce que j’en ai marre avec toi. » Je lui dis : « Qu’est-ce qui s’est passé, tout va bien pourtant ». Elle me répond : « Moi, j’en ai marre de cette vie ! » Elle a pris ses bagages et les charge dans la voiture avec l’aide de ses frères. Puis c’est la bagarre générale. »

Ne pensons pas que les affrontements de couple sont sur des questions essentielles, des débats d’opinions, sur des valeurs. Non ! Ce sont des disputes sur des évènements du quotidien, révélateurs de conflits plus profonds.

La façon dont Sali relate les faits et les paroles de sa femme confirme l’hypothèse d’un choc culturel. Elle ne dit pas : « J’en ai marre de toi » mais « j’en ai marre avec toi ». Dans sa représentation du couple, une certaine vie qu’elle refuse est liée à Sali. C’est ce nous qu’ils n’arrivent pas à négocier, à construire. Peut-être pour l’un comme pour l’autre, ce nous est-il difficilement identifiable, parce que sans consistance ? Dans aucun des groupes nous n’avons entendu ce nous : jamais l’un des participants n’a commencé une phrase par ce mot, nous. Le Je de l’épouse de Sali est devenu un autre que celui de Sali. La cohérence identitaire où est parvenue son épouse est à la fois irréversible et fragile, comme celle de Sali. Sans doute est-ce pour cela que chacun est arc-bouté sur sa propre identité. Nous reprendrons cette problématique de l’absence du Nous dans notre troisième partie.

Dans ce travail de nature culturelle, l’identité connaît une phase de fragmentation, où les repères sont morcelés, sans harmonie d’ensemble. Dans ce processus culturel, très peu de choses ont été négociables : « Quand je disais quelque chose, explique Sali, elle disait toujours non, non … ». Pour se défendre ou pour affirmer sa volonté, l’épouse de Sali crie, vocifère. Sali ne peut supporter ces cris. Il tape pour que tout cesse, que viennent le silence et l’apaisement. Sali reviendra souvent sur cette violence. Pour lui, ce n’est pas de la violence, une violence entendue comme destruction, comme volonté de faire mal, mais une violence pour qu’enfin l’escalade s’arrête.

Sali voit qu’elle lui échappe, elle part, il veut la retenir. Il la frappe pour qu’enfin elle comprenne qu’il tient à elle : « La frapper c’est quand j’ai essayé de la retenir. ». Il la frappe pour la garder. Elle le comprend et la victime qu’elle est, s’excuse. Elle-même tient peut-être à Sali tout en rejetant la vie qu’il représente. Sali indique que malgré l’éloignement actuel, elle ne veut pas divorcer et elle veut qu’il continue à la voir. Forte ambivalence vis-à-vis de celle qui constitue à la fois l’image aboutie ou enviée de son travail identitaire, et celle sur qui il peut déverser son insatisfaction de ne pas y être arrivé. Sali est pris dans une forte ambivalence : il voudrait changer et en même temps être fidèle à son éducation, à ses valeurs.

Pour Sali, les dissonances sont autant internes que dans l’absence d’un nous cohérent. Combien de violences conjugales sont le résultat d’un défaut identitaire commun au nous ? L’on peut comprendre que l’identité culturelle en mouvement fragilise cette identité du nous, ainsi que nous l’avons développé dans le contexte culturel du couple.

L’entretien se terminera par un double aveu: un aveu de Sali : « Moi, je tourne la page, je recommence à zéro. Voilà… Si ça continue avec elle, soit elle fait une connerie, soit je fais une connerie. Je préfère arrêter là ; point barre. Je ne sais pas si vous avez entendu ça, une femme a tué son mari ». Sans doute faut-il voir dans ce premier aveu la peur d’une violence sans limite, qui emporte tout et qui est capable de détruire; violence de soi et de l’autre.

Le deuxième aveu est celui de sa femme : « Je suis enceinte. ». Nous ne saurons pas la réalité de cet état. Faut-il y voir la confirmation de l’ambivalence de son épouse ? Ou au contraire une volonté de transgression des principes culturels d’origine ?

« Maintenant si elle est enceinte, répond Sali, elle est enceinte. Ce qui va se passer, c’est que je préfère payer pour mon gamin ou ma gamine. Je préfère donner une pension que de rester avec elle. C’est un cauchemar, je ne pourrai pas rester avec elle, franchement … Maintenant si elle a un gamin, je paierai, c’est tout. ».

Sali est passé devant le Tribunal en avril 2006.

La sanction du Tribunal fut de trois mois de prison avec sursis.