1.2.2. Morad.

Morad est un homme de quarante-trois ans. Français d’origine algérienne, il a exercé la profession d’éducateur. Il est actuellement bénéficiaire du RMI. Il est marié avec deux enfants et en cours de divorce.

Son épouse a quarante ans et travaille dans l’animation.

Morad explique que depuis seize ans, il travaille avec des adolescents difficiles, avec un risque de violence permanent. Il vient de vivre plusieurs évènements qui l’ont profondément marqué et qui sont à l’origine de son « pétage de plomb ». Les termes de « pétage de plomb » reviennent souvent dans le récit de Morad. Ils semblent indiquer que la problématique psychique est sans doute à privilégier.

Morad commence son récit en parlant de son métier d’éducateur : « Je bossais avec des mômes délinquants, à s’en prendre parfois plein la tête et là je ne lâchais pas le morceau. A ce moment là, c’était le môme qui venait et qui disait « Excuse-moi. ». J’allais très loin, je me dépassais. Ce n’était pas rien. J’aimais ce que je faisais. ».

Et puis il y a eu cette agression quand Morad est allé acheter une pizza, une agression lourde de conséquences qu’il raconte plus loin. Et puis, il y a le décès d’un ami. Et puis, il y a cette dispute avec son épouse, ce sentiment qu’elle l’abandonne : « Elle s’était de plus en plus éloignée de moi. Je me disais : c’est parce que je suis comme ça, c’est parce que tu ne piges rien. Elle m’a laissé chaque fois que je n’étais pas bien. Elle n’a jamais été solidaire de tout cela. ».

Dans son récit, les deux évènements s’entremêlent : l’agression devant la Pizzeria et la dispute violente avec son épouse. Le « pétage de plomb » s’est produit dans ces deux situations.

Commençons par l’agression à la Pizzeria.

Le récit de Morad est le suivant : « C’était une Pizzeria qui venait de changer de propriétaire. Les mômes, ce soir là, voulaient une pizza, et soirée DVD. La Pizzeria était tenue par une famille de trois frères. Ce soir-là un des frères a essayé de pousser un des deux mômes. Je lui ai fait remarquer qu’il poussait mon fils. J’ai senti que je l’avais fâché. Quelques temps passent. Et un jour, alors que j’étais au boulot, ma femme m’appelle et me dit de venir la chercher, elle est malade. Je descends et je l’emmène aux Urgences. Je récupère mes mômes à l’école pendant qu’elle reste hospitalisée. C’était la fête de l’Aïd. Le petit me dit : « Et si on achetait une pizza ? » Je vais à la Pizzeria. En chemin, un pote m’invite à boire l’apéritif. En face, les frères avaient bu des Ricard. Dispute. Ils ont pris prétexte de l’odeur du Pastis pour m’allumer. C’était le sept décembre 2004. Tout de suite après, on m’amène aux Urgences. Trois semaines de coma, deux semaines de convalescence et un mois en psychiatrie à M. les B. On me donnait quarante-huit heures à vivre ou bien je restais hémiplégique à la sortie. Ensuite la boîte où je bossais en tant qu’éducateur a été mise en liquidation judiciaire. »

Fin juillet 2005, c’est le « pétage de plomb » avec son épouse. L’agression laisse des séquelles émotionnelles fortes : « quand je suis sorti du coma, les sensations étaient multipliées par mille pour moi. ».

Les disputes sont fréquentes car il y a des problèmes financiers dans le couple, les périodes de chômage sont régulières. Morad commence le récit de la situation de crise violente : « Le 30 juillet, elle me dit « Casse-toi ! ». C’est vrai que je me suis énervé. J’ai merdé. Je ne pouvais rien faire d’autre que péter un plomb parce que j’ai failli mourir pour elle, pour les enfants… Il y a un côté de moi qui est mort, je crois. ». Morad bouscule son épouse qui court vers le balcon pour sauter. « Je me suis rendu compte : tu la pousses, elle tombe, elle se tue ! ». Le passé revient : « J’ai vécu une histoire derrière moi, j’ai eu le cran de l’affronter. Avec un père alcoolique qui défonçait ma mère devant nous, pendant des années jusqu’à ma majorité, jusqu’à ce que je m’oppose devant lui en disant : « Ca, tu ne le fais plus ! ».

Morad par deux fois s’est fait taper devant ses enfants : une première fois à la Pizzeria, et une deuxième fois par le frère de sa femme le lendemain du 30 juillet. La carapace – celle qu’il s’était forgée dans son métier d’éducateur – s’est largement fendue. L’illusion d’immunité – celle qu’il s’était formée durant toutes ces années – a fondu.

On peut faire l’hypothèse d’un double et redondant traumatisme : la violence a fait effraction par deux fois : « Son frère m’a frappé. Après, passer de l’autre côté c’est vite vu ». La mort même s’est rendue présente et la vie fragile : « J’ai pensé au suicide parce que finalement c’est invivable. ».

Les termes de « pétage de plomb » correspondent à la brutalité d’un événement survenant par surprise et prenant de court les ressources de l’individu. Il y a aussi l’idée du trop25, du débordement. Les ressources internes sont submergées et l’individu est confronté à sa survie. Morad est conscient d’avoir été débordé. Malgré sa carapace, malgré son métier, malgré sa confiance, il a été débordé par lui même.

Morad passe devant le Tribunal en avril 2006.

Sanction : deux mois de prison avec sursis.

Notes
25.

Cf. la théorie du contenant de Kuenzli-Monard (2001) exposée précédemment page 37.